DÉPARTEMENTS La parité en place, des clichés tenaces
Depuis 2015, l’élection de binômes paritaires à la tête de chaque canton a modifié la physionomie et l’atmosphère, autrefois très masculines, des conseils départementaux.
«On aurait mis une chèvre à ma place dans le binôme, elle aurait gagné quand même.» Très peu flatteuse, la comparaison en dit pourtant long sur le sentiment d’illégitimité qu’ont dû surmonter nombre de conseillères départementales élues en 2015. A l’instar de l’élue (divers droite) du Bas-Rhin Nathalie Marajo-Guthmuller, qui la formule, beaucoup de femmes n’auraient sans doute jamais siégé dans une assemblée départementale sans la loi de 2013, qui a remplacé le «conseiller général», élu seul dans son canton, par un «binôme paritaire», désigné, lui, dans des circonscriptions élargies. Quinze ans après le premier texte sur la parité, la réforme du gouvernement Ayrault a permis de sortir d’un quasi-entre-soi masculin dans les départements pour ouvrir ces assemblées aux femmes.
On partait de loin : en 2011, seules 14 % d’entre elles y siégeaient et trois conseils généraux étaient encore composés d’hommes à 100 %. Novice en politique, jamais encartée, cette même élue de l’Est fait partie de ces nouvelles figures qu’il a fallu trouver pour contrebalancer les effectifs masculins. «Je suis très lucide, s’il n’y avait pas eu besoin de femmes, je n’aurais pas été choisie», admet cette enseignante, qui s’est donc retrouvée à faire équipe avec un élu chevronné, au réseau bien établi parmi les notables du canton. Une fois en poste, elle a dû apprendre à travailler avec les 45 maires, presque tous hommes, présents sur son territoire. «Au début, ça n’a pas été facile mais ça n’a pas duré longtemps. J’ai énormément bossé pour faire mes preuves, j’avais le sentiment d’être illégitime, même si mon binôme m’a fait confiance, se souvient-elle. On ne me l’a jamais dit comme ça, mais c’était sous-entendu, on le devine.» Six ans plus tard, Nathalie Marajo-Guthmuller a pris de l’assurance et s’apprête à briguer un nouveau mandat en juin. «Aujourd’hui, c’est moi qui vais apporter des voix aussi je pense.»
«dominants»
Des belles histoires de parité comme celle de Nathalie Marajo-Guthmuller, les bancs des conseils départementaux en sont remplis. On en trouve même chez les politiques expérimentées. Elue depuis les années 80, Marie-Christine Cavecchi, présidente Les Républicains du Val-d’Oise, n’était pas a priori la plus ardente à défendre une réforme menée par la gauche. Et pourtant : «Quand j’ai été élue à la tête du conseil, en 2017, des agentes du département sont venues me voir pour m’embrasser, c’est là que je me suis rendu compte que je représentais quelque chose», se rappelle l’unique patronne de département d’Ile-de-France.
«Je ne serais pas devant vous s’il n’y avait pas eu cette réforme», songe de son côté avec émotion Valérie Beausert-Leick, présidente du conseil départemental de Meurthe-et-Moselle. Proviseure d’un lycée professionnel, élue pour la première fois en 2015, elle a ce fameux profil «société civile» qui va bien par temps de défiance envers le monde politique. Selon elle, la réforme de 2013 n’a pas seulement féminisé les assemblées départementales, elle les a ouvertes à un personnel plus jeune, moins expérimenté, venu d’horizons plus divers. «Chez nous, les sièges ont été renouvelés à 75 %, c’est une petite révolution qui a bousculé les façons de travailler. Le fait de ne pas avoir un parcours politique très long, ça permet de ne pas être dans les querelles de territoires ou d’ego, ça peut faciliter le portage
de projets.» C’est l’avantage, selon elle, de ce passage soudain à la parité : en arrivant en nombre, les femmes n’ont pas eu à se fondre dans les codes masculins qui prévalaient jusqu’alors. Elles les ont tout simplement balayés. «Quand une femme est seule au milieu des hommes, elle doit subir ou adopter les comportements des dominants, analyse la présidente PS du département de l’Aude, Hélène Sandragné. Mais pour nous, la question ne s’est pas posée grâce à l’effet nombre : on a juste été ce qu’on est.»
Elue en 2012 dans le Bas-Rhin, à l’époque où les conseillères départementales y étaient moins nombreuses que les doigts de la main, Suzanne Kempf (PS) a vu l’atmosphère changer radicalement : «Avant, l’ambiance était virile et décontractée, l’un de ces messieurs nous appelait “cocottes”. L’année 2015 a été une bascule : il y a davantage de respect, moins de guéguerres, l’atmosphère générale est devenue plus policée.» Ce qui n’empêche pas certaines attitudes de perdurer, comme le remarque la patronne socialiste du Finistère, Nathalie Sarrabezolles : «Il y a parfois des interruptions, des réflexions sur mon “ton de maîtresse d’école” et toujours, derrière ces propos, le petit procès en illégitimité, en incompétence.»
«Regard neuf»
Dans l’ensemble, néanmoins, la réforme, qui est arrivée quinze ans après les premières lois sur la parité, a été vite acceptée. «Quand on a discuté du projet de loi, à l’époque, j’étais très opposé au principe du binôme, car pour moi, à chaque territoire devait correspondre un seul élu, se souvient le président de l’Assemblée des départements de France, Dominique Bussereau, interrogé par Libération. Mais je bats ma coulpe aujourd’hui : l’arrivée des femmes a permis un regard neuf sur la vie des départements, elles ont beaucoup travaillé et ça s’est très bien passé.»
Cette vision positive de ce qu’apporteraient les femmes en politique compte pour beaucoup dans l’accueil favorable de la loi de 2013. Mais elle risque aussi d’enfermer les intéressées dans des stéréotypes de genre, souligne Pauline Chevalier, qui prépare une thèse sur la parité dans les conseils départementaux à l’université de Lille-II. «Les femmes doivent montrer qu’elles font de la politique autrement que les hommes, qu’elles sont complémentaires. C’est un discours qui a été utilisé pour justifier les lois sur la parité, il y a une vingtaine d’années, et qu’elles-mêmes ont intériorisé depuis lors.» Plus douces, plus appliquées, moins dans l’esbroufe : ces qualités désignent aussi en creux la conduite à ne pas adopter quand on est femme en politique, sous peine d’être sanctionnée socialement par ses pairs.
Les conseils départementaux ont beau être paritaires depuis six ans, la répartition des délégations obéit encore largement à des logiques stéréotypées. Par exemple, les vice-présidences à l’aménagement du territoire ou aux finances sont plus souvent confiées à des hommes, tandis qu’aux femmes échoit plutôt la prise en charge du handicap, des affaires sociales ou familiales. «C’est un peu ambigu car le département est par excellence la collectivité du care, c’est-à-dire des
tâches que l’on assigne habituellement aux femmes, note Pauline Chevalier. De ce fait, ce sont les femmes qui ont les plus gros budgets dans les départements.»
Ce paradoxe s’explique sans doute, selon la présidente (PS) des Pyrénées-Orientales, Hermeline Malherbe, par le fait qu’«il est plus facile de communiquer sur un aménagement routier qu’on peut inaugurer, que sur l’accompagnement, qui a un côté maternant, moins valorisé – selon les hommes». Surtout, l’action sociale implique moins de relations avec les élus du territoire, maires et présidents d’intercommunalité, que l’aménagement ou l’investissement dans les travaux publics. Elle est donc moins politique, ce qui n’est pas négligeable, tant le département a longtemps été un passage obligé dans le cursus honorum de nombreux hommes politiques. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare qu’un président de département laisse son siège après avoir été élu sénateur ou maire d’une grande ville. C’est le cas par exemple de Mathieu Klein, ancien patron PS de la Meurthe-et-Moselle, remplacé par Valérie Beausert-Leick l’année dernière après son élection à la mairie de Nancy. «C’est une des choses que nous avons remarquées dans nos études sur la parité au Conseil de Paris, souligne Sandrine Lévêque, professeure de science politique à Lille. Les hommes en sortent plutôt par le haut, pour devenir ministre ou sénateur, par exemple, tandis que les femmes le quittent surtout par le bas –c’est-à-dire qu’elles arrêtent la politique.» Bien qu’aussi nombreuses que les hommes dans les départements, les femmes ne sont en fait pas totalement leurs égales, tant les postes de pouvoir leur échappent encore. Un classique de la parité.
«ENFILER LE COSTUME»
Il suffit, pour s’en rendre compte, de se mettre en tête de dénicher cette espèce rare que sont les présidentes de conseil départemental. Pas si facile : sur 96 départements métropolitains, 80 sont encore dirigés par des hommes. A quoi s’ajoutent les postes de premier vice-président, encore souvent occupés par des messieurs. Ainsi, en Normandie, les cinq départements ont à leur tête un couple président-premier vice-président constitués de deux hommes. Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, on ne trouve qu’une seule présidente et quatre premières vice-présidentes sur douze départements… Ce qui n’a rien d’illégal, la loi n’exigeant la parité que sur le nombre total de vice-présidences.
Une meilleure répartition du pouvoir au sein de l’exécutif : ce sera l’un des enjeux des prochaines élections de juin. «En 2015, les femmes ont beaucoup appris pendant la campagne, mais n’ont pas été motrices. Cela vaut le coup de regarder ce que donnera l’implication des femmes dans un deuxième mandat», propose la doctorante Pauline Chevalier.
De fait, les six années écoulées ont permis à certaines nouvelles venues en politique de s’affirmer et à d’anciens élus de passer le relais. Nathalie Kaltenbach-Ernst, conseillère départementale (divers droite) en Alsace, est emblématique de cette nouvelle génération de femmes arrivées en 2015. A l’époque, le maire de Barr, la ville où elle habite, lui propose de devenir son binôme pour le canton. «Quand il m’a appelée, j’en tremblais. Il m’a fallu une bonne année pour enfiler le costume.»
Depuis, la quadragénaire a fait du chemin. Elle s’est fait élire en 2020 maire de sa ville, à la suite de son binôme qui ne se représentait pas, après un quart de siècle passé aux affaires. Elle aborde résolument les prochaines élections, avec l’intention de décrocher peutêtre une vice-présidence dans la nouvelle assemblée qui en sortira. Bien qu’elle se défende de «faire de la politique», elle a rejoint un organisme de formation d’élues locales, afin, dit-elle, de «motiver les femmes à se lancer en politique». Et surtout, se constituer un réseau. «Car c’est ainsi que fonctionnent les hommes, en réseau, justifie-t-elle. Moi, j’ai la chance d’avoir été cooptée parce qu’il y avait besoin d’une femme. Mais pour les postes, les hommes se cooptent entre eux.» Au département comme ailleurs, le pouvoir se donne rarement. Il se prend. •