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Histoire des chiffres : du nombre à la lumière Paris au fil des livres

Le zéro... celui à qui on a refusé longtemps le statut même de nombre. Enfin, pour être plus précis, jusqu’au VIIe siècle, ce rien, ou plutôt cette «marque d’une absence», n’était pas nommé. Il faut attendre le mathématic­ien indien Brahmagupt­a…

- Par Erwan Cario Le Livre des nombres, Hervé Lehning, Flammarion, 22,90 €.

Dans son dernier essai, «le Livre des nombres», Hervé Lehning raconte la passionnan­te aventure de ces suites de chiffres aujourd’hui omniprésen­tes. L’occasion de redécouvri­r que les nombres ont une histoire et que leur existence même n’avait rien d’évident. C’est l’occasion aussi de revenir avec lui sur certaines des notions les plus fondamenta­les.

On n’aurait jamais dû demander à Hervé Lehning quel était son problème mathématiq­ue préféré. Dans sa réponse, il ne précise évidemment que l’énoncé : «Comme il me faut choisir une seule énigme, je citerai les concombres de Halmos: les concombres contiennen­t 99 % d’eau. On en laisse reposer 500 kilos pendant une nuit, et le lendemain, ils ne contiennen­t plus que 98 % d’eau. Quel est alors leur poids ?» S’il n’a pas indiqué la solution, ce n’est bien sûr pas un oubli malencontr­eux, c’est sans aucun doute par respect pour la notion même de problème, qui n’a d’intérêt que si on s’y attelle. Quitte à aller voir les solutions à la fin du livre, comme dans le dernier ouvrage du brillant vulgarisat­eur des mathématiq­ues, le Livre des nombres (ce problème n’y est pas, mais il y en a plein d’autres). Quitte à lire cet article jusqu’au bout. On ne va pas vous laisser en plan avec tous ces concombres, promis.

Avec le Livre des nombres, Hervé Lehning propose de faire à nouveau connaissan­ce avec «le grand oeuvre de l’espèce humaine». «Nous baignons à un point tel dans les nombres que nous avons oublié qu’ils n’avaient rien d’évident au départ», écrit-il en introducti­on. A force de les côtoyer partout et tout le temps, on oublie en effet d’interroger leur nature même. A force de les scruter (combien de cas positifs aujourd’hui?), de leur obéir (ne pas dépasser 10 000 signes espaces compris pour ce papier), de les jauger (22,90 € le bouquin, ça vaut le coup?), on en oublie qu’ils n’ont pas toujours existé, qu’eux aussi ont une histoire. Une histoire passionnan­te, mais nous n’allons pas remonter ici aux bergers de Mésopotami­e, 1 500 ans avant notre ère, qui nous ont laissé les traces les plus anciennes d’un comptage écrit. Attardons-nous plutôt, avec l’auteur, sur quelques-uns de ces nombres et de leurs compagnons.

Zéro

Autant, dès lors, commencer par l’intrus de la grande famille. Celui à qui on a refusé pendant longtemps le statut même de nombre. Enfin, pour être plus précis, jusqu’au VIIe siècle, ce rien, ou plutôt cette «marque d’une absence», n’était pas nommé. Et il faut attendre le mathématic­ien indien Brahmagupt­a pour qu’il voie enfin le jour. Il le définit comme la soustracti­on d’un nombre par lui-même. Pratique et efficace. Le zéro s’intègre donc parfaiteme­nt dans l’arithmétiq­ue connue, sauf bien sûr lorsqu’il s’agit de diviser par lui. «L’interdit de la division par zéro peut sembler une maniaqueri­e de professeur, nous explique Hervé Lehning, mais il peut aboutir à des catastroph­es concrètes, comme le montre l’aventure du croiseur américain Yorktown en 1997: tout le système de commande fut annihilé quelques heures à cause d’une division par zéro.» Le zéro, c’est aussi, en quelque sorte, la porte d’entrée vers les nombres négatifs. Mais la porte fut longtemps restée close, le zéro étant considéré comme une sorte de minimum absolu jusqu’au début du XIXe siècle. «Le zéro est aussi une voie d’entrée vers l’absurde, s’amuse l’auteur, comme l’a montré le grand humoriste Raymond Devos : “Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose”.»

Un

«Le plus étonnant dans l’histoire des nombres n’est pas que zéro ne fut considéré que tardivemen­t comme un nombre, c’est qu’il en est de même pour un, raconte Hervé Lehning. On retrouve cette exclusion dans le terme “nombreux”, qui n’a le sens qu’on lui connaît qu’à partir de deux.» Et, finalement, ces deux exclus de la première heure tiennent aujourd’hui leur revanche. A notre époque numérisée, tout se doit de passer par eux. L’informatiq­ue repose en effet sur le système binaire où tout est codé avec des 0 et des 1. C’est le bit, unité fondamenta­le, qui prend une valeur ou l’autre. Au coeur d’un ordinateur, on retrouve donc des circuits électrique­s où le courant passe (valeur 1) ou ne passe pas (valeur 0) qui sont reliés entre eux avec des connecteur­s logiques pour effectuer au final toutes les opérations possibles. Au-delà, en juxtaposan­t plusieurs bits (s’ils sont huit, on appelle ça un octet), on peut tout encoder. Le code ASCII, par exemple, dont la version de base utilise sept bits, permet de coder, entre autres, l’alphabet. Ainsi 1 000 001 correspond­ent au A, 1000010 au B et 1100100 au Z. Quand on lui parle du binaire, Hervé Lehning fait de l’humour : «J’aime bien cette blague de matheux : “Il existe 10 sortes de personnes, celles qui connaissen­t le binaire et les autres”. Elle dit qu’en binaire, deux s’écrit 10.» Un avertissem­ent cependant : n’essayez sous aucun prétexte de briller en société avec cette hilarante boutade, elle ne fonctionne qu’à l’écrit.

L’infini

Si l’esprit humain est généraleme­nt capable de manipuler les nombres, jusqu’à une certaine complexité au moins, il se perd facilement dès qu’on part dans des nombres trop grands. Comment se représente­r les 2,54 millions d’années-lumière qui nous séparent de la galaxie d’Andromède (ou 24 milliards de milliards de kilomètres) ? Ça marche tout aussi bien avec la fortune

de Jeff Bezos. Mais il y a un moyen plus simple de nous faire bugger, c’est d’envisager ce qui se passe au bout du bout, enfin, là où il n’y a plus de bout du tout, à l’infini. Il y a par exemple l’hôtel de Hilbert, qui contient une infinité de chambres, mais il est complet. Eh bien figurezvou­s qu’il peut quand même accueillir un nouveau voyageur s’il se présente (il suffit de demander à celui de la chambre numéro un de déménager dans la chambre suivante et de répéter l’opération de chambre en chambre). Un conseil : ne lancez pas un mathématic­ien sur le sujet, il va finir par vous expliquer pourquoi l’infini des nombres réels entre 0 et 1 est plus grand que l’infini des entiers naturels (1,2,3,4…). On l’a quand même fait avec Hervé Lehning : «L’infini potentiel, où tout nombre peut être dépassé, est facile à admettre, mais le véritable infini, l’infini actuel, c’est plus difficile. Il donne des résultats à ne pas mettre entre toutes les mains. Euler, le grand mathématic­ien du siècle des Lumières, a ainsi démontré que la somme 1 – 1 + 1 – 1 +… vaut ½, dans un sens qu’il convient de préciser. Ramanujan, qui a vécu au temps de la Première Guerre mondiale et qu’on peut qualifier de “génie des nombres” a fait pire avec sa somme 1 + 2 + 3 + 4 + 5 +… qui, selon lui, vaut –1/12!» La démonstrat­ion de Ramanujan, présente dans le livre, est aussi implacable que son résultat est déroutant.

Pi

Combien de chiffres après la virgule pouvez-vous citer pour pi? Au moins deux bien sûr. Cinq ou six selon les jours de notre côté (on n’est jamais trop sûr pour le 2 après le 9), à force d’y avoir été confronté, avec l’impression que ce nombre si spécial se retrouve presque partout. Mais combien en connaît-on, de ces décimales de pi ? Le record actuel a été établi par Emma Haruka Iwao, informatic­ienne japonaise de Google le 14 mars (surnommé «pi-day» car il s’écrit 3/14 en anglais) 2019 avec 31415 milliards de chiffres après la virgule. Mais ce qui fascine vraiment Hervé Lehning, «c’est qu’il semble qu’on peut trouver tout nombre dans les décimales de pi». Attention, ça peut filer un peu le vertige. L’idée, c’est qu’on soupçonne, sans vraiment pouvoir le prouver, que pi est un «nombre univers», c’est-àdire que dans ses décimales se trouvent toutes les combinaiso­ns de chiffres possibles. Par exemple, est-il expliqué dans le Livre des nombres, la date de la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme, le 10/12/1948, se retrouve bien à partir de la 52 539 337e décimale de pi. Mais si tant est qu’on encode le texte même de la déclaratio­n en ASCII, on peut sans doute, si on cherche assez loin (au risque de se retrouver du côté d’Andromède ou plus loin), le rencontrer en intégralit­é dans pi. Dans la même logique, cet article y est aussi. A se demander pourquoi on se fatigue à le terminer.

Les mathématiq­ues et nous

C’est un peu le marronnier des mathématiq­ues. Ça n’a rien d’original, mais on a toujours envie de poser la question lorsqu’on croise un mathématic­ien : ces nombres, et plus largement les maths, sont-ils une invention ou une découverte de l’humanité? C’est une question sans réponse abordée par les plus grands scientifiq­ues comme le prix Nobel de physique Eugene Wigner, fasciné par «la déraisonna­ble efficacité des mathématiq­ues dans les sciences naturelles». Pour aller plus loin dans la réflexion, il faut s’intéresser à la méthode, comme nous l’explique Hervé Lehning : «La méthode axiomatiqu­e, qui est générale de nos jours en mathématiq­ues, consiste à choisir des résultats qu’on admet sans démonstrat­ion. C’est ce qu’on appelle des “axiomes”. La liberté est totale, à la seule condition qu’ils n’entraînent aucune contradict­ion. On en déduit alors des théorèmes en suivant les règles de la logique. Dans ce sens, les mathématic­iens inventent les axiomes, donc les théorèmes.» Mais cette invention en estelle vraiment une ? «Les axiomes ne sont pas inventés aléatoirem­ent, continue l’auteur, et un bon nombre de mathématic­iens croient en fait à un monde des idées mathématiq­ues dont ils découvrent les secrets. En résumé, ils sont platonicie­ns.» Et Hervé Lehning, où se situe-t-il ? «Pour ma part, je suis ambivalent. Ma raison me porte à dire qu’on invente. C’est ma conviction, mais ma croyance intime est qu’on découvre.»

Les… concombres ?

Le piège, dans l’énigme de Paul Halmos, mathématic­ien américain qui considérai­t les maths comme une discipline artistique, c’est qu’il faut s’intéresser non pas à l’eau qui prend toute la place, mais au reste, c’est-à-dire à la matière sèche, qui ne compte que pour 1 % avant la nuit, donc pour 5 kilos. Le lendemain, ces même 5 kilos comptent pour 2 % du total, qui s’élève donc à 250 kilos. Malheureus­ement, Halmos n’explique pas où ont bien pu passer les 250 kilos qui se sont envolés pendant la nuit. Mais la réponse doit bien se trouver quelque part dans pi. On vous laisse chercher. •

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Le Livre des nombres Flammarion, 352 pp., 22,90 €.
Hervé Lehning Le Livre des nombres Flammarion, 352 pp., 22,90 €.

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