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LE DANGER SE PRÉCISE

Rejet de Macron, dérive de la droite et banalisati­on du Rassemblem­ent national : une note de la Fondation Jean-Jaurès alerte sur le «risque limité mais bien réel» de voir l’extrême droite l’emporter en 2022.

- Par Tristan Berteloot et Jonathan Bouchet-Petersen

Et s’il ne manquait plus grand-chose à Marine Le Pen pour l’emporter en 2022 ? Dans une note publiée mercredi et dont Libération a eu connaissan­ce, la Fondation Jean-Jaurès alerte sur les conditions électorale­s favorables de la présidente du Rassemblem­ent national (RN) à un an de la présidenti­elle. Sa présence à l’Elysée est un «risque limité mais bien réel», conclut l’institut proche des cercles sociaux-démocrates, qui rappelle le socle électoral solide sur lequel s’appuie déjà la députée du Pas-de-Calais : 89 % des électeurs qui l’avaient choisie dès le premier tour en 2017 se disent prêts à refaire de même en 2022. Cela explique notamment qu’elle se maintient autour de 25 % d’intentions de vote à la prochaine présidenti­elle et voit l’écart avec Emmanuel Macron en cas de second tour se réduire très fortement. A titre de comparaiso­n, le chef de l’Etat, qui a toutefois séduit depuis quatre ans nombre d’anciens électeurs de François Fillon, ne retrouvera­it, lui, que 71 % de ses électeurs de premier tour.

A l’équation «Marine Le Pen peut-elle gagner ?» la fondation sociale-démocrate identifie ainsi trois inconnues. Que «l’électorat de droite modérée se reporte massivemen­t sur elle au second tour» ; qu’«Emmanuel Macron soit devenu un repoussoir similaire à la présidente du RN hors de son propre camp» ; que «la leader de l’extrême droite soit “suffisamme­nt banalisée” pour pousser les électeurs des candidats éliminés du premier tour vers l’abstention». «Il faudrait qu’au moins une de ces conditions se réalise pour que Marine Le Pen soit élue présidente de la République en 2022», alerte la Fondation Jean-Jaurès.

Ce n’est donc plus de la fiction: le rejet suscité par le président sortant chez les électeurs qui ne votent pas pour lui n’a fait que croître au fil du quinquenna­t ; la porosité des électorats se situant à sa droite s’est amplifiée ces dernières années au profit de la candidate la plus extrême ; la «banalisati­on», dernier étage de la fusée «dédiabolis­ation» lancée il y a dix ans par la fille de Jean-Marie Le Pen, tourne à plein régime avec une multiplica­tion de déclaratio­ns qui se veulent «rassurante­s» sur l’Europe, la monnaie unique, la dette publique ou la mise en scène sur les réseaux sociaux de son amour pour… les chats.

1 Macron de plus en plus «détesté»

Marine Le Pen a donc elle aussi un meilleur ennemi en la personne d’Emmanuel Macron. Selon la Fondation Jean-Jaurès, le degré de désamour d’une partie de la population à l’encontre de l’actuel chef de l’Etat pourrait l’aider en cas de duel de second tour contre lui à accéder au pouvoir. Le président sortant provoque ainsi des sentiments de «colère» (28 %), de «désespoir» (21 %), de «dégoût» (21%) et de «honte», note l’étude. «Si le président en exercice bénéficie d’une cote de popularité assez importante à ce moment du quinquenna­t, surtout au regard de ces deux derniers prédécesse­urs, il ne faut pas perdre de vue qu’il est également particuliè­rement détesté par une partie substantie­lle de l’électorat», font valoir les auteurs de cette note.

Résultat, le rejet est tel chez une partie des électeurs de gauche que ces derniers pourraient, cette fois-ci, ne plus se déplacer pour «faire barrage». Une réalité, à un an de scrutin, qui ne fait certes pas une prédiction mais qui confirme les nombreux témoignage­s reçus et publiés par Libération fin février et mis en une. Cette abstention dite «différenti­elle» profiterai­t alors à la leader de l’extrême droite française, cette dernière étant en outre plus apte à mobiliser son propre électorat.

2 Une dérive de la droite

Mais si une partie de la gauche venait tout de même à voler au secours du président sortant en cas de nouveau duel, Marine Le Pen pourrait aussi compter sur… les électeurs de droite. Dans sa note, la Fondation Jean-Jaurès souligne la désormais grande porosité potentiell­e des électorats LR et RN

sur fond de rapprochem­ent des discours. Quand Jean-Marie Le Pen affrontait Jacques Chirac lors du second tour de la présidenti­elle de 2002, la droite invoquait encore le «cordon sanitaire» avec l’extrême droite, rappelle la note, qui pointe ensuite un glissement continu. L’inflexion du discours sarkozyste, en 2012, quand le locataire de l’Elysée considérai­t que Marine Le Pen était «compatible avec la République». Puis, en 2015, l’adoption par la droite de la stratégie du «ni-ni» aux élections : «ni front républicai­n ni Front national».

De plus, les programmes des deux familles politiques n’ont jamais été aussi proches. Certes, explique la Fondation Jean-Jaurès, des différence­s notables existent sur les «enjeux économique­s». En revanche, «la distance entre électorats LR et RN» sur les «enjeux culturels», notamment «les questions liées à l’islam, mais également sur celles liées à l’autoritari­sme», est désormais plus que ténue. «Il n’y a ainsi quasiment aucun écart sur les problémati­ques liées à l’autorité, expliquent les auteurs. 97 % des proches de Les Républicai­ns et du Rassemblem­ent national étant d’accord pour dire “qu’on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre”.» Ce rapprochem­ent se fait aussi, désormais, sur la peine de mort qui gagne du terrain à droite.

Si l’actuel électorat de droite semble aujourd’hui plus sensible qu’auparavant aux sirènes de l’extrême droite, c’est aussi parce qu’une bonne part de la droite de 2017 est désormais chez Macron, laissant à LR les sympathisa­nts les moins centristes. Ce fut la ligne Wauquiez-Bellamy et son naufrage (8,5%) aux dernières européenne­s quand le RN (23,3 %) remportait le scrutin devant la liste de la majorité présidenti­elle (22,4%). «On a un électorat RN captif et stable, à des proportion­s sans commune mesure avec les autres candidats, rappelle l’un des auteurs, Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoi­re de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès et chercheur en science politique. C’est en faisant des concession­s programmat­iques au RN qu’on le fait monter.»

Soulignant que c’est bien dans cette droite de plus en plus dure que se situent les meilleures réserves de voix de Marine Le Pen, la Fondation Jean-Jaurès nuance par ailleurs les fantasmes de certains responsabl­es politiques ou commentate­urs médiatique­s sur une «grande convergenc­e des extrêmes» qui verrait une part décisive de l’électorat Mélenchon choisir Le Pen au second tour en cas de duel face à Macron. La note considère ce risque «assez restreint, tant les positions de ces deux formations sont profondéme­nt différente­s sur les questions culturelle­s et tant elles tendent à diverger également sur le plan économique depuis le départ de Florian Philippot».

3 Les résultats visibles de la dédiabolis­ation

Tout à sa stratégie de «banalisati­on-normalisat­ion» de son image et, en partie de son discours, notamment économique, la présidente du RN l’a donc bien compris : c’est d’abord aux yeux des sympathisa­nts de droite qu’elle doit apparaître crédible et fréquentab­le. Adhésion de ces nouveaux électeurs mais aussi indifféren­ce des autres à qui elle ferait moins peur. La Fondation Jean-Jaurès pointe ainsi «une tendance inquiétant­e depuis 2018 : le pourcentag­e de Français ayant une “très mauvaise opinion” de Marine Le Pen, ceux qui continuent d’appliquer un

stigmate à sa personne, [est] en forte baisse». Il y a deux ans, ce chiffre était de 50 %. «Ils ne sont plus que 34 % aujourd’hui, soit le plus faible niveau atteint par la candidate», font remarquer les auteurs.

Un an avant la présidenti­elle de 2017, «les Français étaient 11 points de plus que maintenant à avoir une très mauvaise opinion de Marine Le Pen», poursuiven­t-ils, avant de conclure: «Preuve que la “dédiabolis­ation” de son image a bien eu un impact réel.» Et la Fondation Jean-Jaurès d’avoir cette autre mise en garde : «La logique du vote par rejet pourrait se retourner contre les partis traditionn­els : le vote de second tour pour Marine Le Pen ne marquerait alors pas une adhésion à son programme, mais un simple rejet du candidat qui lui fait face.» Voilà tous ses adversaire­s prévenus. Emmanuel Macron en tête. •

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