Libération

A gauche, la parade introuvabl­e

Depuis quarante ans, les partis cherchent la bonne méthode pour lutter contre l’extrême droite, en vain. Après le temps de l’union et du barrage républicai­n, est venu celui du doute et des fractures idéologiqu­es.

- Charlotte Belaïch

Il fut un temps où la gauche boxait contre l’extrême droite. Littéralem­ent. Nous sommes en 1994 : sur le plateau du 20 heures de France 2, le présentate­ur de l’époque, Paul Amar, tend des gants à Bernard Tapie, ex-ministre de François Mitterrand, et à JeanMarie Le Pen, président du Front national (FN), invités à débattre. Une séquence de politique spectacle, révélatric­e d’une époque où les partis de gauche, menés par le Parti socialiste (PS), étaient à l’offensive. «Au moment de son émergence électorale, au début des années 80, il y a un consensus pour contrer frontaleme­nt le FN et ses idées, analyse l’eurodéputé EE-LV David Cormand. Des mouvements comme la “Marche des Beurs” ont contribué à forger une génération de militants de gauche, à la pointe sur ce combat.» C’est aussi l’époque de SOS Racisme, fondé en 1984 par Julien Dray et Harlem Désir, deux socialiste­s. Un instrument qui permet au PS de mener une bataille idéologiqu­e mais aussi «de rallier des jeunes autour de l’antiracism­e», explique l’historien Jean Garrigues.

Quarante ans plus tard, la gauche semble avoir rendu les armes. «En dehors des pieux appels au barrage, il n’y a plus de structures organisées pour lutter», regrette Joséphine Delpeyrat, porte-parole de Génération·s et cofondatri­ce de l’Observatoi­re national de l’extrême droite, qui tente de «remettre de l’huile dans le moteur». «Il y a aussi une lassitude de la population, poursuit-elle. En 2002, tout le monde était dans la rue. Cette révolte populaire n’existe plus.» Trois présidenti­elles plus tard, beaucoup de politiques se sont faits à l’idée qu’une autre Le Pen serait forcément au second tour. «Ils concentren­t donc les attaques contre le favori de l’autre camp», analyse Jean Garrigues. D’autant plus que le scénario du duel avec le FN a quelque chose de confortabl­e: grâce au plafond de verre qui surplomber­ait Marine Le Pen, ce serait la victoire presque assurée. Une théorie de plus en plus contestée, notamment par l’étude de la Fondation Jean-Jaurès (lire pages 2-5). «La victoire la plus probable, c’est celle de l’extrême droite, affirme David Cormand. Il y a une prise de conscience du danger mais, c’est comme avec le changement climatique, au moment où on va vraiment y croire, il sera trop tard.»

«Dérive». En réalité, selon certains, même quand elle brandissai­t des affiches contre le racisme, la gauche jouait déjà avec le feu. «La faute originelle, c’est 1986», tranche Cormand. Soit l’instaurati­on de la proportion­nelle par Mitterrand, qui a permis au FN de faire élire 35 députés. «En pensant affaiblir les autres droites, la gauche a réveillé l’extrême droite», juge l’ancien secrétaire national des Verts. Maintenant que le Front national a grimpé, le combat est plus compliqué à mener et ses représenta­nts, invités sur tous les plateaux, difficiles à contrer. «On a du mal à les considérer comme des adversaire­s politiques comme les autres, admet Gabrielle Siry, porte-parole du PS. On n’est pas sur de l’argumentat­ion rationnell­e, ils sont dans l’invective permanente et cette forme de rhétorique est très adaptée au système médiatique, donc c’est dur de faire face.»

Autre difficulté : «Les idées du Rassemblem­ent national se sont tellement diffusées que le combat est devenu plus global, affirme le député La France insoumise Eric Coquerel. Les droites libérales et extrêmes se nourrissen­t. C’est même allé jusqu’à une partie de la gauche.» Comme souvent lorsque la gauche qui considère être restée à quai parle de la dérive de sa moitié, Coquerel pointe du doigt Manuel Valls. Cormand, lui, remonte plus loin. En 1984, lorsque Laurent Fabius, Premier ministre socialiste, affirme que «le FN pose les bonnes questions mais n’apporte pas les bonnes réponses». «C’est révélateur, estime l’eurodéputé. La gauche commence à intérioris­er l’idée selon laquelle il faudrait accepter une partie du récit de l’extrême droite pour s’adresser aux classes populaires et va donc aller sur son terrain idéologiqu­e. A partir de là, petit à petit, c’est la dérive des continents.»

Ne faisant plus bloc, les gauches entrent aujourd’hui en collision au moindre débat sur la laïcité ou l’universali­sme. Les sujets mis en avant par l’extrême droite sont ainsi devenus un facteur de division plus que de mobilisati­on. «Pour mener un combat contre un parti idéologiqu­e comme le FN, il faut donner une apparence d’unité, s’agace Gérard Le Gall, ancien responsabl­e des études d’opinion au PS. Dans les années 90, on faisait des réunions qui réunissaie­nt tout le monde, de la Ligue communiste révolution­naire au PS, avec tous les groupuscul­es anti-FN.» Mais Le Gall n’enjolive pas : «On voyait bien que ce n’était pas efficace. Depuis trente ans, on ne sait toujours pas par quel angle contrer le FN : l’économie, le racisme, son histoire ?» «Les concerts où on dit “FN salauds”, le bien, le mal, le propre… on voit bien que ça ne marche pas», affirme le sénateur PS du Val-d’Oise Rachid Temal. «On dit que Marine Le Pen a tort sans proposer autre chose, les gens en ont marre», admet Joséphine Delpeyrat.

Fratricide. Mais pour convaincre les électeurs RN, encore faut-il savoir leur parler. «La gauche a mis beaucoup de temps à admettre qu’une partie de son électorat virait vers le FN alors que c’était visible dans les études d’opinion dès les années 90», raconte Le Gall. Et rares sont ceux qui, une fois la fuite constatée, ont voulu récupérer ces électeurs égarés. C’est la théorie d’une note polémique de Terra Nova, qui, en 2011, prenait acte du divorce de la gauche et de la classe ouvrière et proposait de miser sur un «nouvel électorat» composé de «diplômés», de «jeunes» ou encore de «minorités».

Depuis que Jean-Luc Mélenchon a quitté les socialiste­s, il tente de son côté de récupérer cet électorat. Et d’éviter que des abstention­nistes finissent par voter FN lorsqu’ils reprendron­t le chemin des urnes. En 2012, il en avait fait un axe central de sa campagne présidenti­elle, multiplian­t les débats avec Marine Le Pen avant de choisir de l’affronter aux législativ­es dans le Pas-deCalais. Même chose en 2017 avec le «populisme de gauche». Depuis la polémique sur les réunions non mixtes de l’Unef fin mars, le chef des insoumis répète que si l’addition de logos partisans n’est pas une formule magique, il faut faire front commun contre l’extrême droite pour gagner du terrain dans la bataille culturelle. Début avril, à l’Assemblée, il s’est levé avec des élus insoumis et communiste­s quand Le Pen a pris la parole. Mais à côté du combat fratricide qui occupait la gauche sur ces réunions non mixtes dans le syndicat étudiant, la séquence est passée inaperçue.

«Il y a une prise de conscience du danger mais, c’est comme avec le changement climatique, au moment

où on va vraiment y croire, il sera trop tard.» David Cormand eurodéputé EE-LV

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(Nord), le 9 avril.
Photo Denis Allard Marine Le Pen à Salesches (Nord), le 9 avril.

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