«Il faut surveiller de très près ce qui se passe dans ce pays»
Emmanuel Baron, expert en épidémiologie à MSF, s’inquiète de l’explosion de la pandémie dans ce pays et martèle le besoin urgent de vaccins dans les régions en voie de développement.
Pour le médecin Emmanuel Baron, directeur d’Epicentre, entité de MSF spécialisée dans l’épidémiologie, il est urgent de distribuer les vaccins à ARN messager à très large échelle.
La recrudescence d’un «double mutant» en Inde, et les quelque 92 mutations du virus au Brésil doivent-elles laisser craindre une pandémie hors de contrôle?
Même s’il est toujours difficile de définir ce qui est sous contrôle ou pas dans une épidémie, a fortiori dans une pandémie, la situation de l’Inde nous inquiète. L’évolution du virus nous a déjà déroutés. Il est dans sa nature de se transformer et de devenir parfois plus transmissible ou de donner des formes plus sévères de la maladie. L’émergence de ces coronavirus différents, les variants, peut avoir un impact sur l’évolution de la pandémie là où ils circulent. Cela s’est vu en Europe où, après le Royaume-Uni fin 2020, un variant a occasionné une hausse importante des contaminations en France pour y causer plus de 80 % des cas aujourd’hui. En Amérique du Sud également, où le plus dur semblait passé à Manaus au Brésil, les hospitalisations ont été multipliées par six en un mois fin 2020. En Afrique, un autre variant identifié en Afrique du Sud est soupçonné d’être responsable de l’augmentation des contaminations sur le continent, avec par exemple plus de 10 % de cas en plus au Cameroun la dernière quinzaine.
Manque-t-on encore d’informations précises ?
Oui, et dans bien des endroits du monde, les techniques d’identification étant complexes. C’est aussi pour cela qu’il faut surveiller et étudier de très près ce qui se passe en Inde où le nombre de cas par jour est cinq fois plus élevé qu’il y a trois semaines. La responsabilité du variant identifié est recherchée. D’autant qu’on sait qu’il circule déjà en Angleterre, à un niveau encore très faible. Certes, nous avons, avec les mesures de protection classiques et les vaccins, des moyens de minimiser l’impact des variants. Encore faut-il qu’il y ait des vaccins partout et efficaces contre eux. Les données d’étude du produit AstraZeneca contre le variant d’Afrique du Sud ont montré une efficacité très faible, à 10 %. Chaque nouveau variant sera un nouveau défi.
L’inégalité vaccinale est une tragédie, déplore l’OMS, qui rappelle que certains pays pauvres n’ont pu vacciner qu’une personne sur 500. Comment échapper à cette injustice ?
Les premiers vaccins ont été employés dans les pays qui ont eu les moyens d’en financer le développement et qui étaient aussi les plus affectés. Il n’en demeure pas moins que les soignants, et plus généralement les personnes à risque de forme sévère dans les pays en voie de développement ont un besoin de plus en plus urgent d’être protégés. C’est l’objectif visé par le mécanisme Covax, qui doit fournir des doses pour au moins 20 % de la population des pays. Au 12 avril, 1,9% des doses injectées l’ont été en Afrique. Aujourd’hui, en Afrique sub-saharienne, on dispose de vaccins soit de moindre efficacité sur le variant sud-africain soit non encore homologués par des autorités de régulation que l’OMS reconnaît comme fortes, comme l’européenne ou l’américaine.
Quelles priorités faut-il fixer ?
En parallèle du renforcement de capacités de régulation en Afrique, il faut fabriquer et distribuer rapidement les vaccins dits «à ARN messager». Cela demande de gros investissements pour les produire à très large échelle et ouvrir des capacités de production. Les contraintes de ces vaccins sur la chaîne de froid compliquent les choses, mais on peut espérer qu’elles s’allègent. En attendant, MSF a lancé un appel au président Biden pour qu’il redistribue le surplus de vaccins vers les pays moins servis, alors que les Etats-Unis s’apprêtent à vacciner toute personne de moins de 16 ans. Mais comme rien n’est jamais simple dans cette pandémie, nous avons été surpris par d’autres éléments comme la réticence de beaucoup d’équipes médicales dans le monde vis-à-vis des vaccins, même si l’acceptation progresse. Dans les pays où l’incidence n’est pas encore forte, comme au Niger, qui dispose de moyens limités, le gouvernement s’interroge légitimement sur les ressources à allouer à cet effort de vaccination face à d’autres menaces sanitaires, telles que la méningite.
Alors que l’Europe commence à s’ouvrir à nouveau à la «vie déconfinée», elle se ferme du monde extérieur. La bonne solution ?
L’ouverture est pour le moins encore timide. La situation reste fragile en Europe. Le vaccin va aider à passer un cap majeur dans la réponse à l’épidémie et on comprend bien le rationnel derrière ce principe phare. D’autres mesures, telles que la fermeture des frontières, oscillent entre efficacité et affichage. En effet, pour certains, le virus vient toujours du pays d’à côté. C’est un constat récurrent dans beaucoup d’épidémies. On est même descendu un cran plus bas en France l’an dernier, quand certains, venant se confiner dans l’Ouest, ont été considérés comme des personnes apportant le virus. Les données épidémiologiques n’ont pas vraiment confirmé cette crainte.
Comment sortir de cette crise de santé publique unique et de la tragédie humanitaire en cours ?
Notre expérience nous rappelle qu’il faut rester modeste car la réponse à une épidémie est une entreprise extraordinairement difficile, où les désillusions et les adaptations opérationnelles sont constantes. Les vaccins sont un des piliers de cette réponse aujourd’hui. Mais comme les tests et la prise en charge spécialisée des cas sévères, ils révèlent un décalage de développement de la médecine, qui s’est opéré entre le Nord et le Sud, auquel s’ajoutent de trop faibles capacités de production. Et pour tenter de remédier à ce déséquilibre, il ne faudra pas réduire l’accès aux soins à un débat entre d’un côté les tenants d’une seule production pharmaceutique privée, qui sans la commande publique ne répond pas aux besoins des patients des pays les moins solvables, et de l’autre ceux qui pensent que la confiscation des produits de la recherche, et même des brevets, est une solution facile et efficace. Au-delà, un autre débat plus large doit s’esquisser : quelle part de risque sommes-nous prêts à accepter dans une telle catastrophe ? Qui et quoi préserver dans de tels moments, et à quel prix ? De façon dégradée, cela a consisté à opposer «sanitaire» et «économique» (et «libertés publiques»), parfois même «jeune» et «vieux», et ne s’est pas vraiment révélé concluant. De quoi interroger notre rapport individuel et collectif à l’Etat, mais aussi notre propre responsabilité individuelle.