Libération

A Joinville-le-Pont, un HLM en peines d’ascenseurs

Dans une tour de quinze étages de la résidence Barbusse, les pannes à répétition forcent les habitants à grimper les escaliers. Les résidents s’estiment laissés pour compte, et imputent cette situation au bailleur privé et à une mairie «complice».

- Par Romain Boulho Photos Cyril Zannettacc­i. Vu

Thierry se sent comme un paria. Il le dit avec le débit du convaincu: sans buter sur les mots, sans filtre pour masquer ses émotions. Dans sa résidence HLM de Joinville-le-Pont (Val-deMarne), rue Henri-Barbusse, les ascenseurs sont systématiq­uement en panne et paralysent la vie des résidents. Le bâtiment B, le sien, une tour de quinze étages, est particuliè­rement touché. En mars, les deux machines sont restées simultaném­ent à l’arrêt pendant une dizaine de jours. Comme en juin, comme en juillet, comme souvent. Le premier ascenseur, réparé, a de nouveau flanché. Les portes du deuxième sont maintenues closes depuis trois mois par deux vis noires. Condamnées. Le bailleur privé, Logirep, a collé une affiche, et esquissé la perspectiv­e d’un CDI («Votre ascenseur est à l’arrêt, et ce pour une durée indétermin­ée») mais compte sur l’indulgence des résidents (la «compréhens­ion»).

A Barbusse, la répétition des pannes est vécue comme une violence. Celle du quotidien, qui ne s’arrête jamais. Qui vient percuter dès le matin, quand on emmène les enfants à l’école; le soir, quand on rentre du boulot. Les résidents racontent tous les étages de la souffrance. Thierry (résident du 12e) jure qu’il fait un signe de croix avant d’entamer la grande ascension. Certains ont le masque lâche et la cage d’escalier lui inspire toutes les craintes. Une dame âgée (3e), le genou en vrac, décrit les jeunes bras qui portent ses courses. Deux femmes (9e, 11e) rapportent que leur coffre de voiture fait office de garde-manger. L’une dit qu’avant d’entrer dans le bâtiment, elle accorde à son corps et son esprit un peu de repos. Elle se pose là, à l’entrée. S’adosse à une rambarde en ciment, respire.

Tous évoquent aussi cette infir- mière qui, en mars, grimpait deux fois par jour jusqu’au 15e pour s’occuper de patients ; cette personne en fauteuil roulant; ces assistante­s maternelle­s encombrées de leurs poussettes ; ce petit vieux qui ne sort plus. Dans son malheur, on rappelle le pire.

«dépenser le moins possible»

Le mois dernier, les pompiers ont été obligés de sortir la grande échelle pour venir en aide à une personne en détresse au 6e étage. La rue est restée bloquée près d’une heure, l’opération a mobilisé la police. La cité a regardé, des habitants ont filmé. Sandrine, la compagne de Thierry : «Et si ça avait été un arrêt cardiaque ?» Posté au seuil de sa porte, le couple interpelle: pourquoi est-ce que personne n’entend ? Est-ce que quelqu’un écoute ?

«On nous balance qu’il manque une pièce, que le Covid allonge les délais de livraison, proteste Thierry. Moi, je commande sur Amazon, c’est là le lendemain. Ils font venir leur machin du lac Titicaca ?» Il précise : «Je suis agent à l’hôpital. Pour une bonne communicat­ion, il faut deux personnes. Là, on est tout seuls.» Sandrine songe aux mails sans réponse du bailleur, au pschitt de Ventoline dans les escaliers et au loyer qui lui, n’en finit plus de grimper, 800 euros aujourd’hui.

Les ascenseurs catalysent les tourments. Mais après la panne, on raconte les rats qui narguent, les cafards qui s’invitent, les volets qui pendent. Tony Renucci, conseiller municipal d’opposition et enfant de Barbusse, tente de médiatiser la situation sur les réseaux. «Le bailleur opte pour des menues réparation­s plutôt qu’un vrai investisse­ment. Ces gens, finalement, se sentent laissés pour compte.» L’homme avance : le sentiment d’abandon généralisé, parfois de rejet, commence par là. La cité compte près de 1 000 habitants, soit une bonne partie de cette ville plutôt cossue, en bord de Marne, qui en dénombre moins de 20000. Très peu franchisse­nt la rue pour se rendre au bureau de vote, dans l’école en face, explique-t-il. Au pied des bâtiments, un jeune homme, Khaled, sourit et regarde autour de lui quand quelqu’un évoque le gros budget destiné à une prochaine réhabilita­tion. Manière de signifier que les millions ne ruissellen­t pas et que les façades restent constellée­s de promesses. Il l’assure, tout ou presque a changé en 2017, quand le bailleur est passé du public au privé: «Je travaille à la SNCF. Je sais ce que c’est la privatisat­ion. A la fin, c’est simple, il s’agit de dépenser le moins possible.» Khaled prend l’exemple du numéro d’astreinte, payant. En comparaiso­n du lien qui existait avec le bailleur public.

«Faut s’y connaître. Avoir le temps»

Plus loin, on entend que la mairie est «complice» de tout ça. Logirep, qui avait fait appel à un porteur (chargé d’aider les habitants), pointe de son côté des «actes de malveillan­ce». L’édile (LR), Olivier Dosne, affirme comprendre les habitants mais estime que les pannes sont le fait «d’incivilité­s», notamment liées au deal. «Certains urinent dans la cage d’ascenseur, m’informe-t-on. Forcément, ça rouille.» Plus tard: «Encore faut-il que certaines familles se révoltent contre le trafic.» Un agent de la mairie qui connaît bien le coin, raconte que les problèmes (le deal) se sont évanouis depuis longtemps. Que la situation mérite bien une action collective. «Mais t’as des gens qui ne se plaindront jamais. Quand tu as un seul salaire qui entre et plusieurs gosses, t’as d’autres priorités.» L’associatio­n des résidents a envoyé deux lettres à la préfecture du Valde-Marne ces dernières semaines pour demander le décompte de toutes les pannes des charges locatives. Certains se prennent même à rêver à voix haute : bloquer, un temps, le versement des loyers. «Mais faut s’y connaître. Avoir le temps…»

Au milieu de la cité, quelques poches de vert. Des arbres, des pelouses, un city-stade, une aire pour les enfants. Un petit potager, derrière le bloc, où l’on fait pousser «les légumes de Barbusse». Sur un petit écriteau, une aubergine est dessinée. Thierry, avec son ton convaincu et ses mots résignés, dit qu’il a tout ici. Le couple aimerait pouvoir rester mais n’en peut plus. De l’appartemen­t, laissé par le père, on voit le bois de Vincennes, l’hippodrome, la tour Eiffel, les balcons fermés d’un autre HLM, rénové récemment. «C’est beau gosse. Nous aussi, on aimerait bien avoir ça.» •

«T’as des gens qui ne se plaindront jamais. Quand tu as un seul salaire qui entre et plusieurs gosses, t’as d’autres

priorités.»

Un agent de la mairie

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L’ascenseur du bâtiment B de la résidence Barbusse a été scellé par le bailleur Logirep pour
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En plus des problèmes d’ascenseurs, les résidents de Barbusse se plaignent des rats et des cafards.

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