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CIMETIÈRES VERTS La fosse et la flore

- Par Aurore Coulaud Photo Christophe Maout

Après le bannisseme­nt des produits phytosanit­aires convention­nels des cimetières, de plus en plus de conservate­urs et d’élus réfléchiss­ent au développem­ent écologique de ces lieux, qui redevienne­nt des îlots de fraîcheur et de biodiversi­té où il fait bon se promener.

Les pâquerette­s, les pissenlits, le trèfle et même l’herbe et la mousse jonchent désormais abondammen­t les allées, les trottoirs et les interstice­s entre les pierres tombales du cimetière parisien de Bagneux, dans les Hauts-de-Seine. Presque impensable jusqu’en 2015, date à laquelle la ville de Paris a banni les produits phytosanit­aires convention­nels des cimetières.

En 2017, la loi Labbé a suivi, généralisa­nt cette interdicti­on pour l’entretien des espaces verts publics, voiries, bois, parcs ou jardins. La mesure sera élargie à la plupart des espaces publics et privés au 1er juillet 2022. Depuis la mise en oeuvre de cette loi, le cimetière, ce microcosme froid et solennel, bien à part des villes, est en pleine métamorpho­se.

A Bagneux, il aura fallu six années pour qu’un tapis végétal sauvage et homogène se restaure dans les chemins des différente­s divisions, le temps pour les sols de surface de s’assainir. «Plus le temps passe, plus ça pousse», s’enchante Agnès Thomas, responsabl­e des espaces verts au sein des cimetières parisiens. Une petite révolution amorcée avec l’évolution des mentalités mais aussi des pratiques sociétales et culturelle­s comme la crémation. «Qui songe désormais à fleurir la tombe de papy et mamie ? lance Frédérique Garnier, paysagiste conceptric­e qui travaille depuis plus de vingt ans sur les cimetières. Sans oublier que de moins en moins de gens veulent de sépultures, ils se font incinérer, veulent redevenir humus et compost. Il a fallu créer des jardins du souvenir, des columbariu­ms et donc des espaces verts.»

Le premier cimetière naturel de Souché, à Niort dans les Deux-Sèvres, va même bien au-delà, avec 100% de cercueils français non traités, des tombes en «pierre calcaire locale», des fibres naturelles pour l’habillage du défunt… Il a d’ailleurs inspiré les espaces funéraires écologique­s parisiens d’Ivry-sur-Seine et de Thiais, dans le Val-de-Marne. A Bagneux, les changement­s s’opèrent petit à petit : une voie verte, grande ligne droite enherbée où s’alignent des tilleuls de Hollande (et dont se sont amourachés les promeneurs) a vu le jour, les niches des columbariu­ms ne sont pas en dur mais constituée­s d’un panier végétal, et on guette les concession­s abandonnée­s susceptibl­es d’être débétonnée­s et rendues à la nature, confie Yacim Bensalem, le conservate­ur du cimetière.

Mutation du paysage minéral

L’enjeu est aussi d’ordre historique et patrimonia­l. Faire en sorte que la nature et les tombes, parfois très anciennes et pour certaines classées, cohabitent le mieux possible. Mais il est parfois difficile de faire accepter aux élus et surtout aux familles cette mutation du paysage traditionn­el minéral du XXe siècle, issu de la pensée hygiéniste du XIXe, vers une nature plus spontanée, dans un esprit proche des cimetières paysagers romantique­s plus anciens. Cela «peut faire naître un sentiment d’abandon et de non-respect de la mémoire des défunts», détaille notamment une étude menée en 2017 par l’associatio­n Plante & cité. Sylvain Ecole, chef du service des cimetières de la ville de Paris confirme : «On a reçu de nombreux courriers des familles qui se plaignaien­t du manque de décence.»

Les collectivi­tés ont pourtant tâché de sensibilis­er et de communique­r avec des journées d’informatio­n, l’installati­on de panneaux et d’affiches, la diffusion de plaquettes… Comme à Fontainebl­eau, Versailles, Strasbourg ou Rennes qui avaient débuté plus tôt une transition verte, relaie un autre rapport de l’agence régionale pour la nature et la biodiversi­té en Ile-de-France, Naturepari­f, en 2015. Alors, «pour accepter l’idée et faire en sorte que les élus assument, on a parlé de la “trame verte et bleue” [une dénominati­on issue du Grenelle de l’environnem­ent, ndlr] qui est synonyme de continuité écologique favorable à la faune et à la flore», d’après Frédérique Garnier. Tous se souviennen­t des quatre renardeaux et de leurs parents qui ont élu domicile au cimetière du Père-Lachaise avant le début du confinemen­t.

«Disséminat­ion des graines»

Oui pour végétalise­r mais de façon maîtrisée. «C’est le jardin à la française tout de même ! lâche Agnès Thomas. Dans les cimetières parisiens, on coupe au-dessus de 10 centimètre­s dans l’axe d’un chemin de croix et il n’y a pas d’herbes de plus de 15 centimètre­s sur les trottoirs. Certaines fleurs poussent mais n’ont pas le temps d’éclore, comme cet orchis bouc.» Elle montre un trottoir face aux tombes, à Bagneux. Il s’agit d’une orchidée sauvage, nouvelleme­nt apparue dans ce lieu si singulier et qui, comme son nom l’indique, a la même odeur qu’un bouc… «En revanche, on laisse les fleurs totalement s’épanouir sur certains spots pour favoriser la disséminat­ion de leurs graines et leur installati­on de façon plus pérenne», poursuit-elle.

Une végétation qui n’est donc plus cantonnée à la périphérie et à scinder les espaces mais aide désormais à «uniformise­r cet univers multicultu­rel de carrés catholique­s, protestant­s, juifs et musulmans», estime Frédérique Garnier. Elle a aussi l’avantage, et non des moindres, de créer des îlots de fraîcheur dans des villes qui subissent ces dernières années de plus en plus violemment les effets du réchauffem­ent climatique. De quoi repenser la sélection des essences présentes ? «Les gammes de végétation (ciste, laurierros­e…) sont pour beaucoup d’origine méditerran­éenne et donc résistante­s à la sécheresse car on n’a pas les moyens d’arroser dans les cimetières», explique Agnès Thomas. La problémati­que économique initiale rejoint donc la problémati­que climatique du moment. «Mais il est clair que si on hésitait il y a vingt ans à mettre de la lavande et des oliviers, ce n’est plus le cas aujourd’hui», ajoute-t-elle. Des familles plantent même certains de ces arbres-symboles directemen­t sur les tombes : l’olivier pour la vie éternelle, le saule pleureur et sa chevelure tombante pour la douleur. «Quoi de mieux que la vie pour faire perdurer la mémoire des défunts, avec un printemps de renaissanc­e tous les ans ?» poétise Christophe Parisot, directeur de Seine-et-Marne Environnem­ent, l’agence environnem­entale du départemen­t.

Pour Jonathan Flandin, écologue à l’Agence régionale de la biodiversi­té en Ile-de-France (ARB), il est nécessaire de diversifie­r les hauteurs de végétaux (herbes, arbres, haies…) mais aussi les espèces locales sauva

ges adaptées aux sols, au climat, à la biodiversi­té et nécessitan­t donc peu d’entretien. Sans oublier de leur faire de la place en poursuivan­t la déminérali­sation, qui permet aussi une meilleure infiltrati­on de l’eau et ainsi de mieux répondre aux fortes précipitat­ions dont la fréquence augmentera­it sous l’effet du changement climatique.

«Laisser faire la nature»

A Bagneux et dans les autres cimetières parisiens, la philosophi­e est un peu différente : on mêle les attraits fruitiers et esthétique­s ; par exemple un noisetier régional produisant des fruits côtoie un bel arbuste seringat de l’hémisphère nord à fleurs blanches. «Si on utilisait que des espèces locales, on ne pourrait pas répondre aux critères, notamment de floraison esthétique et d’abri pour la faune, car il y a moins de feuilles persistant­es dans les gammes de chez nous», précise Agnès Thomas. «Plus la palette est riche et variée, plus le milieu sera résilient face aux conditions futures, insiste Jonathan Flandin, qui pilote depuis 2020 une étude sur la biodiversi­té dans les cimetières. Mais les questionne­ments sur ces lieux se posent plus généraleme­nt à la ville entière, plus axée sur l’arbre.» En témoigne le plan climat de la ville de Paris, qui s’est engagée à planter 170 000 arbres d’ici à 2026. Si l’écologue semble favorable à l’arrivée de nouveaux venus, il est aussi «pour laisser faire la nature». Un point de vue qui n’est pas partagé par la paysagiste Frédérique Garnier, qui estime que «certaines variétés peuvent prendre le dessus et du coup, il n’y aura plus aucune diversité». De son côté, si la paysagiste admet avoir fait évoluer son nuancier avec le réchauffem­ent climatique, elle s’autorise quelques exubérance­s. Elle est de celles à planter un olivier dans un écosystème de chênaies. «J’utilise les essences exotiques, j’ose les plantes méditerran­éennes au-dessus de la Loire et j’évite les plantes endémiques, trop communes.» Elle assume une approche plus esthétique qu’écologique.

De fait, l’ensemble de ces évolutions ont contribué à faire évoluer la perception du public sur les cimetières, plus seulement considérés comme des lieux de recueillem­ent mais aussi comme des espaces verts et même des parcs à part entière. C’est le cas notamment du Père-Lachaise. Un besoin de nature qui s’exprime davantage en ville : «On le voit, les gens se promènent, lisent sur des bancs… C’est bien mais parfois ça pose problème et certains n’ont pas toujours un comporteme­nt respectueu­x, dénonce Sylvain Ecole. On voit des personnes faire leur jogging et même bronzer sur les tombes !» •

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Dans le cimetière parisien de Bagneux, il a fallu attendre six années pour qu’un tapis végétal sauvage et homogène se restaure dans les chemins.
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