CIMETIÈRES VERTS La fosse et la flore
Après le bannissement des produits phytosanitaires conventionnels des cimetières, de plus en plus de conservateurs et d’élus réfléchissent au développement écologique de ces lieux, qui redeviennent des îlots de fraîcheur et de biodiversité où il fait bon se promener.
Les pâquerettes, les pissenlits, le trèfle et même l’herbe et la mousse jonchent désormais abondamment les allées, les trottoirs et les interstices entre les pierres tombales du cimetière parisien de Bagneux, dans les Hauts-de-Seine. Presque impensable jusqu’en 2015, date à laquelle la ville de Paris a banni les produits phytosanitaires conventionnels des cimetières.
En 2017, la loi Labbé a suivi, généralisant cette interdiction pour l’entretien des espaces verts publics, voiries, bois, parcs ou jardins. La mesure sera élargie à la plupart des espaces publics et privés au 1er juillet 2022. Depuis la mise en oeuvre de cette loi, le cimetière, ce microcosme froid et solennel, bien à part des villes, est en pleine métamorphose.
A Bagneux, il aura fallu six années pour qu’un tapis végétal sauvage et homogène se restaure dans les chemins des différentes divisions, le temps pour les sols de surface de s’assainir. «Plus le temps passe, plus ça pousse», s’enchante Agnès Thomas, responsable des espaces verts au sein des cimetières parisiens. Une petite révolution amorcée avec l’évolution des mentalités mais aussi des pratiques sociétales et culturelles comme la crémation. «Qui songe désormais à fleurir la tombe de papy et mamie ? lance Frédérique Garnier, paysagiste conceptrice qui travaille depuis plus de vingt ans sur les cimetières. Sans oublier que de moins en moins de gens veulent de sépultures, ils se font incinérer, veulent redevenir humus et compost. Il a fallu créer des jardins du souvenir, des columbariums et donc des espaces verts.»
Le premier cimetière naturel de Souché, à Niort dans les Deux-Sèvres, va même bien au-delà, avec 100% de cercueils français non traités, des tombes en «pierre calcaire locale», des fibres naturelles pour l’habillage du défunt… Il a d’ailleurs inspiré les espaces funéraires écologiques parisiens d’Ivry-sur-Seine et de Thiais, dans le Val-de-Marne. A Bagneux, les changements s’opèrent petit à petit : une voie verte, grande ligne droite enherbée où s’alignent des tilleuls de Hollande (et dont se sont amourachés les promeneurs) a vu le jour, les niches des columbariums ne sont pas en dur mais constituées d’un panier végétal, et on guette les concessions abandonnées susceptibles d’être débétonnées et rendues à la nature, confie Yacim Bensalem, le conservateur du cimetière.
Mutation du paysage minéral
L’enjeu est aussi d’ordre historique et patrimonial. Faire en sorte que la nature et les tombes, parfois très anciennes et pour certaines classées, cohabitent le mieux possible. Mais il est parfois difficile de faire accepter aux élus et surtout aux familles cette mutation du paysage traditionnel minéral du XXe siècle, issu de la pensée hygiéniste du XIXe, vers une nature plus spontanée, dans un esprit proche des cimetières paysagers romantiques plus anciens. Cela «peut faire naître un sentiment d’abandon et de non-respect de la mémoire des défunts», détaille notamment une étude menée en 2017 par l’association Plante & cité. Sylvain Ecole, chef du service des cimetières de la ville de Paris confirme : «On a reçu de nombreux courriers des familles qui se plaignaient du manque de décence.»
Les collectivités ont pourtant tâché de sensibiliser et de communiquer avec des journées d’information, l’installation de panneaux et d’affiches, la diffusion de plaquettes… Comme à Fontainebleau, Versailles, Strasbourg ou Rennes qui avaient débuté plus tôt une transition verte, relaie un autre rapport de l’agence régionale pour la nature et la biodiversité en Ile-de-France, Natureparif, en 2015. Alors, «pour accepter l’idée et faire en sorte que les élus assument, on a parlé de la “trame verte et bleue” [une dénomination issue du Grenelle de l’environnement, ndlr] qui est synonyme de continuité écologique favorable à la faune et à la flore», d’après Frédérique Garnier. Tous se souviennent des quatre renardeaux et de leurs parents qui ont élu domicile au cimetière du Père-Lachaise avant le début du confinement.
«Dissémination des graines»
Oui pour végétaliser mais de façon maîtrisée. «C’est le jardin à la française tout de même ! lâche Agnès Thomas. Dans les cimetières parisiens, on coupe au-dessus de 10 centimètres dans l’axe d’un chemin de croix et il n’y a pas d’herbes de plus de 15 centimètres sur les trottoirs. Certaines fleurs poussent mais n’ont pas le temps d’éclore, comme cet orchis bouc.» Elle montre un trottoir face aux tombes, à Bagneux. Il s’agit d’une orchidée sauvage, nouvellement apparue dans ce lieu si singulier et qui, comme son nom l’indique, a la même odeur qu’un bouc… «En revanche, on laisse les fleurs totalement s’épanouir sur certains spots pour favoriser la dissémination de leurs graines et leur installation de façon plus pérenne», poursuit-elle.
Une végétation qui n’est donc plus cantonnée à la périphérie et à scinder les espaces mais aide désormais à «uniformiser cet univers multiculturel de carrés catholiques, protestants, juifs et musulmans», estime Frédérique Garnier. Elle a aussi l’avantage, et non des moindres, de créer des îlots de fraîcheur dans des villes qui subissent ces dernières années de plus en plus violemment les effets du réchauffement climatique. De quoi repenser la sélection des essences présentes ? «Les gammes de végétation (ciste, laurierrose…) sont pour beaucoup d’origine méditerranéenne et donc résistantes à la sécheresse car on n’a pas les moyens d’arroser dans les cimetières», explique Agnès Thomas. La problématique économique initiale rejoint donc la problématique climatique du moment. «Mais il est clair que si on hésitait il y a vingt ans à mettre de la lavande et des oliviers, ce n’est plus le cas aujourd’hui», ajoute-t-elle. Des familles plantent même certains de ces arbres-symboles directement sur les tombes : l’olivier pour la vie éternelle, le saule pleureur et sa chevelure tombante pour la douleur. «Quoi de mieux que la vie pour faire perdurer la mémoire des défunts, avec un printemps de renaissance tous les ans ?» poétise Christophe Parisot, directeur de Seine-et-Marne Environnement, l’agence environnementale du département.
Pour Jonathan Flandin, écologue à l’Agence régionale de la biodiversité en Ile-de-France (ARB), il est nécessaire de diversifier les hauteurs de végétaux (herbes, arbres, haies…) mais aussi les espèces locales sauva
ges adaptées aux sols, au climat, à la biodiversité et nécessitant donc peu d’entretien. Sans oublier de leur faire de la place en poursuivant la déminéralisation, qui permet aussi une meilleure infiltration de l’eau et ainsi de mieux répondre aux fortes précipitations dont la fréquence augmenterait sous l’effet du changement climatique.
«Laisser faire la nature»
A Bagneux et dans les autres cimetières parisiens, la philosophie est un peu différente : on mêle les attraits fruitiers et esthétiques ; par exemple un noisetier régional produisant des fruits côtoie un bel arbuste seringat de l’hémisphère nord à fleurs blanches. «Si on utilisait que des espèces locales, on ne pourrait pas répondre aux critères, notamment de floraison esthétique et d’abri pour la faune, car il y a moins de feuilles persistantes dans les gammes de chez nous», précise Agnès Thomas. «Plus la palette est riche et variée, plus le milieu sera résilient face aux conditions futures, insiste Jonathan Flandin, qui pilote depuis 2020 une étude sur la biodiversité dans les cimetières. Mais les questionnements sur ces lieux se posent plus généralement à la ville entière, plus axée sur l’arbre.» En témoigne le plan climat de la ville de Paris, qui s’est engagée à planter 170 000 arbres d’ici à 2026. Si l’écologue semble favorable à l’arrivée de nouveaux venus, il est aussi «pour laisser faire la nature». Un point de vue qui n’est pas partagé par la paysagiste Frédérique Garnier, qui estime que «certaines variétés peuvent prendre le dessus et du coup, il n’y aura plus aucune diversité». De son côté, si la paysagiste admet avoir fait évoluer son nuancier avec le réchauffement climatique, elle s’autorise quelques exubérances. Elle est de celles à planter un olivier dans un écosystème de chênaies. «J’utilise les essences exotiques, j’ose les plantes méditerranéennes au-dessus de la Loire et j’évite les plantes endémiques, trop communes.» Elle assume une approche plus esthétique qu’écologique.
De fait, l’ensemble de ces évolutions ont contribué à faire évoluer la perception du public sur les cimetières, plus seulement considérés comme des lieux de recueillement mais aussi comme des espaces verts et même des parcs à part entière. C’est le cas notamment du Père-Lachaise. Un besoin de nature qui s’exprime davantage en ville : «On le voit, les gens se promènent, lisent sur des bancs… C’est bien mais parfois ça pose problème et certains n’ont pas toujours un comportement respectueux, dénonce Sylvain Ecole. On voit des personnes faire leur jogging et même bronzer sur les tombes !» •