Covid 19 : du «Médiocristan» à l’Absurdistan
Comme pour la crise financière de 2008, la pandémie est gérée à partir de moyennes, bien loin de la réalité. Refuser d’autres indicateurs statistiques, c’est renforcer le risque de générer des effets secondaires désastreux.
Dans le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible (Les Belles Lettres, 2008), Nassim Nicholas Taleb, ancien trader devenu écrivain, invente un pays imaginaire qu’il appelle le «Médiocristan», un endroit où tous les risques sont gérés, calculés et anticipés par l’usage exclusif de la moyenne. Au Médiocristan, on résume toutes les possibilités de catastrophes à venir par la moyenne de leurs occurrences : hauteur moyenne de la vague, amplitude moyenne du tremblement de terre, force moyenne du vent, etc. Et on organise la vie économique et sociale à partir de ces moyennes : des villes moyennes sont réparties sur tout le territoire, chacun achète en moyenne tant de livres par an, etc. Or, nous dit Taleb, le monde dans lequel nous vivons ressemble bien davantage à une autre sorte de pays, qu’il appelle «Extrêmistan», un monde dans lequel très peu de gens lisent beaucoup et beaucoup lisent très peu, très peu de grandes villes abritent beaucoup d’habitants et beaucoup de petites villes abritent très peu d’habitants, très peu d’océans contiennent l’essentiel de la masse d’eau sur Terre tandis qu’un très grand nombre de lacs contiennent très peu de cette masse d’eau. Très peu font beaucoup et beaucoup font très peu. L’Extrêmistan est le pays dans lequel règne la célèbre loi de Pareto que les économistes connaissent bien, nommée aussi la «loi des 80/20» : 20 % des individus possèdent 80 % des richesses et réciproquement.
Le vrai monde ignore la moyenne
Les financiers aiment bien croire qu’ils peuvent maîtriser le monde économique par des moyennes. Hélas, comme le rappelait déjà La Fontaine dans la fable le Savetier et le Financier, à un financier qui lui explique savamment le principe de la moyenne pour qu’il puisse gérer prudemment ses affaires, le savetier désolé répond : «Ce n’est point ma manière de compter de la sorte.» Le vrai monde ignore la moyenne. Si les financiers avaient davantage écouté les savetiers, la crise de 2008, conséquence d’une gestion désastreuse des risques fondée sur l’usage imprudent des moyennes, n’aurait pas eu lieu. Aujourd’hui, les épidémiologistes seraient-ils dans la situation épistémique des financiers de la période d’avant la crise de 2008 ? Les modèles mathématiques d’épidémiologie à l’origine des décisions politiques lourdes comme le confinement ou le couvre-feu utilisent tous, plus ou moins, des indicateurs moyens (le fameux R0, nombre de reproduction de base). Ils font l’hypothèse que le virus touche tout le monde en moyenne de la même façon, et que chacun a en moyenne un nombre donné de contacts par jour. On gère l’épidémie en Médiocristan. Le malade du Covid-19 est devenu la réincarnation de «l’homme moyen» de Quételet. Pourtant, on sait bien aujourd’hui que ce virus présente la caractéristique «80/20» : 80 % des malades proviennent de 20 % de la population, 80 % des contagions proviennent de 20 % des contacts (1). Sans parler des inégalités devant la maladie dues aux conditions sociales.
L’idée d’une disparité devant la maladie et de l’hétérogénéité des contacts est étrangère à la base des modélisations utilisées. C’est exactement la situation qui a prévalu dans la finance. Les modèles de calcul de risque financiers ignoraient les hétérogénéités des distributions des risques.
Comme les financiers avant 2008, les épidémiologistes croiraient-ils qu’ils peuvent maîtriser la contagion par des moyennes ? Aujourd’hui, des modèles épidémiologiques qui ne reposent pas sur les moyennes existent. Mais seuls les modèles à base de moyenne ont droit de cité. Comme dans la finance des années 2000, mais pour des raisons différentes. Quitter le monde des moyennes nécessite un traçage des contacts individuels par des applications numériques, comme ce qui a été fait en Asie. Les Français sont-ils prêts à accepter ce traçage informatique ? Les réponses actuelles montrent que non. Dès lors, le choix entre approche par les moyennes et approche réticulaire (par les réseaux sociaux de contacts) trouve une réponse politique forcée dans l’usage des moyennes.
Le virus habite en Extrêmistan
Or pour qu’une gestion par les moyennes puisse donner des résultats efficaces, il est absolument nécessaire que, en moyenne, 50 % des malades proviennent de 50 % de la population. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le virus habite en Extrêmistan. Quand on veut gérer un phénomène de l’Extrêmistan en Médiocristan, il se produit deux choses bien documentées dans la recherche : d’une part, le risque résiste et peut même s’aggraver (cas de la crise financière avec la dissémination de produits toxiques dans le monde entier). D’autre part, cela ne résout pas le problème mais produit un nombre important d’effets secondaires nocifs, dont la trace visible est, pour le Covid-19, outre les dégâts collatéraux aujourd’hui très documentés (effets psychologiques, détresse sociale des jeunes, etc.), des mesures réglementaires qui amènent à des débats surréalistes comme l’autorisation ou non de pouvoir jouer à la pétanque dans les squares de Paris selon que l’on considère la pétanque comme un sport collectif ou une discipline individuelle pratiquée en équipe. Vouloir gérer un risque 80/20 en Médiocristan conduit inexorablement à l’Absurdistan. •
(1) Cette proportion est une estimation. Si certaines études (comme celle-ci, menée à Hongkong) montrent qu’environ 20 % des personnes infectées sont responsables d’environ 80 % des infections, le modèle des «super-contaminateurs» reste sujet à discussion, comme l’expliquait Arnaud Fontanet à France Culture récemment.