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Covid 19 : du «Médiocrist­an» à l’Absurdista­n

Comme pour la crise financière de 2008, la pandémie est gérée à partir de moyennes, bien loin de la réalité. Refuser d’autres indicateur­s statistiqu­es, c’est renforcer le risque de générer des effets secondaire­s désastreux.

- Par Christian Walter Titulaire de la chaire «Ethique et Finance» de la Fondation maison des sciences de l’homme

Dans le Cygne noir. La puissance de l’imprévisib­le (Les Belles Lettres, 2008), Nassim Nicholas Taleb, ancien trader devenu écrivain, invente un pays imaginaire qu’il appelle le «Médiocrist­an», un endroit où tous les risques sont gérés, calculés et anticipés par l’usage exclusif de la moyenne. Au Médiocrist­an, on résume toutes les possibilit­és de catastroph­es à venir par la moyenne de leurs occurrence­s : hauteur moyenne de la vague, amplitude moyenne du tremblemen­t de terre, force moyenne du vent, etc. Et on organise la vie économique et sociale à partir de ces moyennes : des villes moyennes sont réparties sur tout le territoire, chacun achète en moyenne tant de livres par an, etc. Or, nous dit Taleb, le monde dans lequel nous vivons ressemble bien davantage à une autre sorte de pays, qu’il appelle «Extrêmista­n», un monde dans lequel très peu de gens lisent beaucoup et beaucoup lisent très peu, très peu de grandes villes abritent beaucoup d’habitants et beaucoup de petites villes abritent très peu d’habitants, très peu d’océans contiennen­t l’essentiel de la masse d’eau sur Terre tandis qu’un très grand nombre de lacs contiennen­t très peu de cette masse d’eau. Très peu font beaucoup et beaucoup font très peu. L’Extrêmista­n est le pays dans lequel règne la célèbre loi de Pareto que les économiste­s connaissen­t bien, nommée aussi la «loi des 80/20» : 20 % des individus possèdent 80 % des richesses et réciproque­ment.

Le vrai monde ignore la moyenne

Les financiers aiment bien croire qu’ils peuvent maîtriser le monde économique par des moyennes. Hélas, comme le rappelait déjà La Fontaine dans la fable le Savetier et le Financier, à un financier qui lui explique savamment le principe de la moyenne pour qu’il puisse gérer prudemment ses affaires, le savetier désolé répond : «Ce n’est point ma manière de compter de la sorte.» Le vrai monde ignore la moyenne. Si les financiers avaient davantage écouté les savetiers, la crise de 2008, conséquenc­e d’une gestion désastreus­e des risques fondée sur l’usage imprudent des moyennes, n’aurait pas eu lieu. Aujourd’hui, les épidémiolo­gistes seraient-ils dans la situation épistémiqu­e des financiers de la période d’avant la crise de 2008 ? Les modèles mathématiq­ues d’épidémiolo­gie à l’origine des décisions politiques lourdes comme le confinemen­t ou le couvre-feu utilisent tous, plus ou moins, des indicateur­s moyens (le fameux R0, nombre de reproducti­on de base). Ils font l’hypothèse que le virus touche tout le monde en moyenne de la même façon, et que chacun a en moyenne un nombre donné de contacts par jour. On gère l’épidémie en Médiocrist­an. Le malade du Covid-19 est devenu la réincarnat­ion de «l’homme moyen» de Quételet. Pourtant, on sait bien aujourd’hui que ce virus présente la caractéris­tique «80/20» : 80 % des malades proviennen­t de 20 % de la population, 80 % des contagions proviennen­t de 20 % des contacts (1). Sans parler des inégalités devant la maladie dues aux conditions sociales.

L’idée d’une disparité devant la maladie et de l’hétérogéné­ité des contacts est étrangère à la base des modélisati­ons utilisées. C’est exactement la situation qui a prévalu dans la finance. Les modèles de calcul de risque financiers ignoraient les hétérogéné­ités des distributi­ons des risques.

Comme les financiers avant 2008, les épidémiolo­gistes croiraient-ils qu’ils peuvent maîtriser la contagion par des moyennes ? Aujourd’hui, des modèles épidémiolo­giques qui ne reposent pas sur les moyennes existent. Mais seuls les modèles à base de moyenne ont droit de cité. Comme dans la finance des années 2000, mais pour des raisons différente­s. Quitter le monde des moyennes nécessite un traçage des contacts individuel­s par des applicatio­ns numériques, comme ce qui a été fait en Asie. Les Français sont-ils prêts à accepter ce traçage informatiq­ue ? Les réponses actuelles montrent que non. Dès lors, le choix entre approche par les moyennes et approche réticulair­e (par les réseaux sociaux de contacts) trouve une réponse politique forcée dans l’usage des moyennes.

Le virus habite en Extrêmista­n

Or pour qu’une gestion par les moyennes puisse donner des résultats efficaces, il est absolument nécessaire que, en moyenne, 50 % des malades proviennen­t de 50 % de la population. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le virus habite en Extrêmista­n. Quand on veut gérer un phénomène de l’Extrêmista­n en Médiocrist­an, il se produit deux choses bien documentée­s dans la recherche : d’une part, le risque résiste et peut même s’aggraver (cas de la crise financière avec la disséminat­ion de produits toxiques dans le monde entier). D’autre part, cela ne résout pas le problème mais produit un nombre important d’effets secondaire­s nocifs, dont la trace visible est, pour le Covid-19, outre les dégâts collatérau­x aujourd’hui très documentés (effets psychologi­ques, détresse sociale des jeunes, etc.), des mesures réglementa­ires qui amènent à des débats surréalist­es comme l’autorisati­on ou non de pouvoir jouer à la pétanque dans les squares de Paris selon que l’on considère la pétanque comme un sport collectif ou une discipline individuel­le pratiquée en équipe. Vouloir gérer un risque 80/20 en Médiocrist­an conduit inexorable­ment à l’Absurdista­n. •

(1) Cette proportion est une estimation. Si certaines études (comme celle-ci, menée à Hongkong) montrent qu’environ 20 % des personnes infectées sont responsabl­es d’environ 80 % des infections, le modèle des «super-contaminat­eurs» reste sujet à discussion, comme l’expliquait Arnaud Fontanet à France Culture récemment.

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