Les enfants de Papa Renty ou la mémoire de l’esclavage
Tamara Lanier conteste à l’université Harvard la propriété de daguerréotypes datant de 1850 représentant ses ascendants, alors esclaves en Caroline du Sud.
Al’ombre médiatique du procès de Derek Chauvin, le policier jugé pour la mort de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis, une affaire d’un autre type met la société états-unienne face à son histoire. Si son écho n’a pas traversé l’Atlantique, le procès qui oppose Tamara Lanier, conseillée par l’avocat de la famille Floyd, à l’université Harvard n’en est pas moins riche d’éclairages sur des questions aussi cruciales que le racisme, la construction et la perpétuation du suprémacisme blanc et la mémoire de l’esclavage. De quoi s’agit-il ? D’une découverte fortuite comme en rêvent archéologues, explorat·eur·rice·s, et amoureu·x·ses de vieilles choses : en 1976, une chercheuse du musée d’archéologie et d’ethnologie de Harvard, le musée Peabody, tombe sur une série de clichés pris dans les plantations de coton de Caroline du Sud avant la guerre de Sécession. Quinze daguerréotypes représentant cinq hommes et deux femmes, nu.e·s ou presque, esclaves soumis au regard scrutateur d’un photographe aux visées manifestement plus «scientifiques» qu’érotiques. De petits cartels accompagnent les clichés, indiquant un prénom, une plantation, un métier ainsi qu’une origine africaine. Le portrait du doyen du groupe, Renty, dit Papa Renty, a depuis acquis le statut d’icône. Et pour cause : une fois que l’on a croisé son regard, on ne l’oublie pas.
Quarante-cinq ans plus tard, le mystère de ces photographies n’a été que partiellement levé: on sait qu’elles furent prises en 1850 par le biologiste Louis Agassiz, dans l’objectif de défendre, à travers l’observation rendue possible par ce nouvel outil de fixation du réel qu’était la photographie, la thèse de la supériorité blanche et du polygénisme de l’humanité (1). Puis les conditions dans lesquelles la série se retrouva dans le fond du musée Peabody et tomba dans l’oubli durant plus d’un siècle sont obscures. En 2019, Tamara Lanier, une descendante de Papa Renty, conteste à l’université la propriété des photographies, devenues entre-temps une source non négligeable de droits de reproduction. Une campagne intitulée #FreeRenty rend explicites les attentes du camp Lanier : affranchir une fois pour toutes ses ascendant·e·s de la servitude dans laquelle Agassiz les a fixé·e·s depuis plus de 170 ans et rétablir leur intégrité morale.
L’affaire, originale par ses protagonistes et par la nature des objets contestés, résume l’aggiornamento que doivent faire, de chaque côté de l’Atlantique, les universités, les musées, les bibliothèques et les archives dont les collections et les inventaires regorgent d’artefacts au statut incertain, aux conditions d’acquisition problématiques ou douteuses. Les portraits de Renty, Delia, Alfred, Drana, Fassena, Jack et Jem interrogent le consentement de ces sujets asservis, la propriété et l’exploitation de clichés obtenus dans des conditions historiques et humaines indignes à des fins de justification de l’esclavage. En Europe, des questions similaires, à défaut bien sûr d’être identiques, se posent à de nombreuses institutions muséales. En 2018, l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et l’économiste Felwine Sarr ren
L’affaire résume l’aggiornamento que doivent faire, de chaque côté de l’Atlantique, les universités, les archives… dont les collections regorgent d’artefacts aux conditions d’acquisition problématiques ou douteuses.
daient à Emmanuel Macron un rapport préconisant un plan de restitution raisonnée et progressive des collections africaines qui font la richesse du musée du QuaiBranly Jacques-Chirac (2). Récemment, le musée d’Aberdeen, en Ecosse, annonçait la remise au Nigeria d’une précieuse tête d’Oba (roi) en bronze, prise de guerre consécutive au sac de la ville d’Edo (Benin City) par l’armée britannique en 1897. Le British Museum, l’AfricaMuseum de Tervuren (Bruxelles), le Humboldt Forum de Berlin, mais aussi des dizaines d’institutions plus modestes d’Europe et d’Amérique du Nord doivent désormais engager un travail réflexif sur leurs collections issues de l’esclavage ou de la période coloniale. Des historien·ne·s, des historien·ne·s de l’art et des anthropologues s’attachent depuis à raconter l’histoire et à tracer le parcours de ces objets conflictuels dont les fonctions se sont succédé dans le temps et dans l’espace et dont la valeur, marchande et symbolique, explique sans doute les résistances à trouver des solutions juridiquement et politiquement consensuelles, à la hauteur des attentes et des questions des arrière-petits-enfants de Papa Renty. •
(1) Delia’s Tears. Race, Science, and Photography in Nineteenth-Century in America, Yale, 2010 de Molly Rogers.
(2) «Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle», remis le 23 novembre 2018 au président de la République.
Cette chronique est assurée en alternance par Nadia Vargaftig, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo Plumauzille et Johann Chapoutot.