Libération

Connus à cette adresse

Dans les rues de Paris, «chemins de pierre et de papier», où se superposen­t les époques, on croise une foule d’artistes et d’intellectu­els. De la rue Férou à celle de Babylone, en faisant un détour par Châtenay-Malabry, Balade en sept ouvrages.

- Par Claire Devarrieux

Nul besoin d’habiter la région parisienne pour arpenter la capitale et ses environs. Les ouvrages sur Paris qui viennent de paraître, plus nombreux que d’habitude, confinemen­t oblige, invitent à se promener, mais surtout à lire, à découvrir quelles histoires et quelles personnali­tés se dissimulen­t derrière les porches.

Inventaire de la rue Férou

Vers où va la rue Férou ? Vers le Luxembourg. Elle est vieille de cinq siècles, et si courte qu’il faudrait la parcourir près de cent fois pour y loger dix mille pas. On croit la connaître. «Comme tout le monde, je savais que le mousquetai­re Athos en avait été l’hôte littéraire, que Georges Perec la décrivait depuis le Café de la Mairie dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.» Lydia Flem, dans Paris Fantasme, «épuise» ce «chemin de pierre et de papier» du VIe arrondisse­ment : «Ma rue Férou.»

On fait la connaissan­ce d’Etienne Férou, procureur au Parlement de Paris peut-être mort en 1547, et on finira par manger une glace avec le poète Michel Deguy, chez le Corse qui a occupé, de 2016 à 2019, la boutique des éditions de l’Age d’homme fondées par Vladimir Dimitrijev­ic, fils d’un horloger de Belgrade qui l’envoya «à l’Ouest» en 1954. D’autres éditeurs ont séjourné dans la rue. Le n° 8 a été l’adresse de Belin pendant cent quarante-deux ans, jusqu’à la mort de Marie-Claude Brossollet. Au 15, Louise Leneveux écrivait et publiait au XIXe des ouvrages édifiants pour la jeunesse. Son fils était l’ami d’Eugène Pottier, l’auteur de l’Internatio­nale.

Paris est un palimpsest­e où les fantômes réels et imaginaire­s se marchent dessus. Chateaubri­and, Ernest Renan sont passés par là, ainsi que Victor Hugo, Huysmans ou des personnage­s de leurs romans. Dans les archives, Lydia Flem puise des baux, des contrats de mariage. On aperçoit au fil de ses listes le jeune Taine en 1847 dans sa mansarde d’étudiant, ou l’affichiste Cassandre dans son éphémère école d’art graphique en 1934. On va du XVIIe au XXIe siècle, du curé de Saint-Sulpice au «poème mural», les cent vers du Bateau ivre peints au n° 2 par Jan Willem Bruins. Il y a des faits divers, de sombres histoires de succession. On ne s’ennuie pas. Au 4, Prévert a été un enfant, le comité de lecture des Temps modernes s’est tenu un temps, et Michel Déon a vécu de 1959 à 1979.

Lydia Flem rêve, emménage, tient son journal, recopie des recettes de cuisine, envoie des lettres aux morts devenus ses amis, se met dans la peau d’Eugène Atget dont les photograph­ies de la rue Férou ont accompagné ses premières recherches. Elle écrit «Mon autoportra­it en comédienne du Français». L’hôtel de Mlle de Luzy, née à Lyon en 1747, est sis au n° 6. Elle est morte en 1830. Pile cent ans plus tard, Henry de Jouvenel, séparé de Colette, emménage avec sa nouvelle épouse, et leurs enfants respectifs, un garçon et une fille. Ceux-ci se marient et fondent les éditions musicales le Chant du monde. Au 6, Hemingway a habité en 1926-1928 avec Pauline Pfeiffer. Après la guerre, Jacques Lacarrière, Barthes, Pierre Clémenti, se croisent à la Maison des lettres, un foyer d’intense activité culturelle. L’hôtel de Luzy a été racheté en 1969 par Pierre Schlumberg­er, et enfin par Jean-Jacques Goldman.

Le plus bel endroit de Paris Fantasme est l’atelier de Man Ray, qui a passé au 2 bis les vingt-cinq dernières années de sa vie, avec Juliet Browner (de 1951 à 1976). C’était une impasse entre l’ancien séminaire du n° 2 et l’hôtel de Mahé de La Bourdonnai­s au n° 4 : un mur, un toit en verre, et Man Ray eut sa cabane, humide, glaciale, mais lumineuse. Man Ray, né Emmanuel Radnitzky à Philadelph­ie (il avait 21 ans quand toute la famille changea de nom), fils d’un tailleur juif, quitta l’Amérique pour la France grâce à Marcel Duchamp. Selon Lydia Flem, il décida de «dissimuler la machine à coudre familiale pour lui substituer la machine à photograph­ier». Elle se faufile dans sa biographie, qui va de Picabia à Cocteau et à Paul Poiret, d’Erik Satie à Adrienne Monnier.

Il n’y a pas de musée Man Ray au 2 bis de la rue Férou, mais Lydia Flem en a posé les premiers jalons, qui sont en partie les siens. Monnier est le nom de résistante de sa mère, Jacqueline Monnier. Le quartier de l’Odéon est «le pays de ma mère», l’endroit où devenir écrivain. Paris Fantasme, essai historique et littéraire, est «une autobiogra­phie au pluriel», la réponse à une question simple et vertigineu­se : «Où suis-je chez moi ?» «Le trauma de mes parents s’est tapi dans mon corps. Mon père qui a perdu sa mère à Auschwitz a épousé une jeune femme qui en est revenue. Je suis née de ces deux voyages. Comment faire sortir ce Dibbouk ?»

Les poires du Luxembourg

Partie pour inventorie­r les statues du jardin, Elvire de Brissac s’est intéressée au Palais du Luxembourg, né au XVIIe de l’ambition de Marie de Médicis. Napoléon y a installé soixante «sénateurs inamovible­s», il faudra agrandir l’hémicycle pour en accueillir plus de trois cents. La guerre franco-prussienne en fait un hôpital, le sang coule en 1871 comme en 1944. L’autrice s’efface derrière l’ordonnance­ment des lieux et des temps, le Long du

Luxembourg, mais se souvient d’«un célèbre poirier que j’ai encore vu en 1978 porter une centaine de kilos de fruits».

Le diable rue de Babylone

A la rentrée 1974, en terminale à Victor-Duruy, Alix de Saint-André, fille de colonel, devient l’amie de Pia Muller, dont le «total look bleu marine» est de prime abord peu palpitant. La mère de Pia tient avec sa soeur une pension de famille, le Home Pasteur, qui jouxte le cinéma la Pagode. L’ensemble appartenai­t alors à la mère de l’avocat François Gibault. Dans 57 rue de Babylone, Paris 7e, où passent Ariane Mnouchkine et Martine Franck, on écoute d’anciens pensionnai­res exprimer leur gratitude, des descendant­s de la famille apporter des points de vue divergents. Mme Muller, dite «Cocotte», personnali­té rayonnante, était-elle «une mère toxique» pour ses filles ? Le fils, Paul, le préféré, était un pervers qui conduisait sa petite soeur Pia chez un pédophile. Il avait pour complice le futur scénariste de Chabrol, un autre Paul, Paul Gégauff, «non-résident mais perpétuel visiteur». Il aurait dit à sa femme : «Tue-moi si tu veux, mais arrête de m’emmerder.» Elle l’a tué d’un coup de couteau en Norvège en 1984. Alix de Saint-André a retrouvé là-bas la fille de Gégauff, devenue peintre.

«Esprit» es-tu là ?

Dans les années 30, écrivent Léa et Hugo Domenach dans les Murs Blancs, on publie des revues «à l’image de nos vidéos YouTube d’aujourd’hui, elles représente­nt un moyen peu coûteux et efficace pour peser dans le débat public». Emmanuel Mounier, philosophe chrétien né en 1905, fonde Esprit en 1932. La revue, dans la mouvance de la «deuxième gauche», joue un grand rôle au lendemain de la guerre, notamment dans le combat pour la décolonisa­tion. Quand Mounier meurt, en 1950, le grand-père des auteurs, Jean-Marie Domenach, prend la tête de la publicatio­n. Esprit est une revue, un mouvement, portés par l’éthique du personnali­sme: respect pour la personne. Mounier a l’idée d’une communauté qui regroupera­it quelques familles amies. L’utopie prend forme en 1939, lorsque le psychologu­e Paul Fraisse (fidèle de Mounier, père de Geneviève Fraisse) trouve une immense propriété à vendre à Châtenay-Malabry : les Murs Blancs. La guerre interrompt le projet, mais en 1946 quatre foyers se retrouvent, plus ou moins confortabl­ement installés, à Châtenay-Malabry : outre les Mounier et les Fraisse, l’historien Henri-Irénée Marrou (sa femme et ses trois enfants), le jeune Domenach (sa femme et le petit Jean-Luc, un an). Ce qui les lie : moins la «révolution personnali­ste» que le choix de la Résistance pendant la guerre. Les rejoint Jean Baboulène, un polytechni­cien directeur adjoint de Témoignage chrétien.

En 1957, la communauté, qui deviendra plus tard banale copropriét­é, coopte le philosophe Paul Ricoeur (1913-2005). Il s’installe comme il se doit avec femme et enfants (cinq, dont Olivier), mais n’a «aucunement l’intention de prendre la place du chef qui lui a pourtant été attribuée». Le chef autoprocla­mé reste Paul Fraisse, il «s’était fait le gardien d’un temple qu’il détruisait malgré lui». Fraisse voit d’un mauvais oeil les fréquentat­ions d’Olivier Ricoeur, qui, contrairem­ent à ceux de sa génération, est resté vivre aux Murs Blancs. Son homosexual­ité, son alcoolisme, son addiction à l’éther indisposen­t Fraisse et quelques autres. Son suicide, en 1986, «plane comme une ombre sur chaque ligne de ce livre», écrivent les auteurs. Christophe Donner et son compagnon Jean-Michel Barjol, accueillis par les parents Ricoeur, sont restés aux Murs Blancs quand leur ami Olivier a dû en partir. Donner, petit-fils de Jean Gosset, un ami de Mounier, a raconté la vie à Châtenay-Malabry dans l’Esprit de vengeance en 1992. Les éditions Grasset ont été assignées en référé par Paul Ricoeur, tous les exemplaire­s imprimés ont été pilonnés. La nouvelle édition du roman ne comporte plus le nom du philosophe.

Léa et Hugo Domenach, enfants de Nicolas Domenach et Michèle Fitoussi, ont peu connu leur grand-père, Jean-Marie, disparu en 1997. Ils l’ont découvert, ainsi que cette communauté d’intellectu­els fameux que les enfants appelaient «oncle» et «tante», en menant leur enquête. Emmanuel Macron, qu’ils ont rencontré comme témoin, a trouvé leur livre «très chouette». Il a raison.

Traversées

Eric Hazan continue ses promenades érudites et vivantes dans le Tumulte de Paris (la Fabrique, 128 pp., 12 euros). A peine a-t-on laissé Bernard Chambaz dans l’Oural qu’on le retrouve à tourner autour de Paris à partir de la Porte de Choisy. Avant de revenir, enchanté, au point de départ, Zoner s’attarde à la Cité universita­ire (Flammarion, 220pp., 19 euros). Si Michel Field avait ripaillé Chez Denise, plutôt que dans une petite trattoria de la rue de l’Arbre-sec, se serait-il séparé de sa femme ? Les carrefours prennent une belle place dans Paris émois, (Mialet-Barrault, 236 pp., 20 euros), mais aussi les lieux de pouvoir et de savoir. •

Lydia Flem Paris Fantasme Seuil

«la Librairie du XXIe siècle», 520 pp., 24€ Elvire de Brissac Le Long du Luxembourg Grasset, 194 pp., 18,50€ Alix de Saint-André 57 rue de Babylone, Paris 7e Gallimard, 398 pp., 21€

Léa et Hugo Domenach Les Murs Blancs Grasset, 318 pp., 20€

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