Libération

La saga des Camondo, en toutes lettres

L’artiste britanniqu­e Edmund de Waal restitue dans un ouvrage épistolair­e le destin d’une dynastie juive sépharade disparue avec la guerre.

- Virginie Bloch-Lainé

Quelle drôle d’obsession que celle qui conduit à rassembler ce qui est éparpillé, à recoller les morceaux; qui pousse un collection­neur à courir les ventes pour qu’une commode retrouve sa jumelle. Peut-être faut-il «avoir ressenti au fond de soi la séparation, la dispersion», pour suivre une telle idée fixe. Edmund de Waal émet cette hypothèse au sujet de Moïse de Camondo, dont Pierre Assouline avait raconté le destin dans le Dernier des Camondo (Gallimard, 1997), donnant ainsi un coup d’envoi à d’autres travaux sur cette dynastie juive sépharade de commerçant­s et de banquiers. Lettres à Camondo, du Britanniqu­e Edmund de Waal, est un ensemble de missives fictives adressées à Moïse de Camondo. L’auteur s’immerge dans l’hôtel particulie­r parisien de son destinatai­re et, devenant notre oeil, regarde son décor, feuillette les archives, s’attarde sur certains meubles et tableaux : «Vous êtes fou de chasse et d’équitation. Je parcours votre demeure comme un limier. Vous achetez les peintures qu’Oudry a peintes pour les tapisserie­s de la tenture des Chasses de Louis XV destinées aux appartemen­ts du roi à Compiègne.» Les Lettres restituent l’histoire de ce collection­neur d’oeuvres d’art du XVIIIe siècle avec une grâce et une mélancolie qui ne figurent pas dans les autres livres consacrés à Moïse. La mise en page ménage des blancs pour que la pensée s’évade avant de revenir au texte, et des photograph­ies sont glissées dans le livre comme si Edmund de Waal les y avait lui-même déposées.

«Comme un coffre à secrets».

Waal est un artiste. Londonien, céramiste reconnu exposé au Victoria and Albert Museum, il connaît la marqueteri­e, les tapisserie­s, les services de porcelaine. Il entre du Je me souviens de Perec dans ces lettres qui égrènent les noms des meilleurs marchands et ébénistes d’autrefois. Par ailleurs, Waal est lié aux Camondo par l’un de ses aïeux, qui était leur cousin, Charles Ephrussi; ce cousinage explique son empathie. Mais c’est aussi le tempéramen­t de Waal d’être tourmenté par ce qui est parti en poussière ou en fumée et de confier au lecteur ses émotions. Il procédait de la même façon dans le Lièvre aux yeux d’ambre, un récit qui partait sur les traces de Charles Ephrussi et de sa collection de netsuke, des miniatures japonaises. L’histoire des familles Camondo et Ephrussi est «parallèle», elles ont toutes les deux disparu. Néanmoins les Ephrussi venaient non de Constantin­ople mais d’Odessa avant de se poser à Vienne puis à la plaine Monceau. Waal transcrit l’atmosphère du 61, rue de Monceau. En le lisant, on dirait qu’il a d’autres idées en tête, qu’il est ailleurs : «Cette maison est comme un coffret à secrets. Poussez cette porte, doucement. Il y a des espaces ici, des silences, une chose en devient une autre, une personne une autre. Des portes pour se faufiler, s’évader.» Sous la plume de l’inquiet Edmund de Waal se dessine un futur lourd de dangers. D’ailleurs, pourquoi Moïse, «ce seigneur sépharade égaré dans le siècle de la bourgeoisi­e triomphant­e», comme le qualifie Pierre Assouline, est-il le dernier des Camondo ? Parce que son fils, Nissim est mort abattu par les Allemands dans un aéroplane en 1917. En son honneur et par patriotism­e, son père lègue sa collection et la demeure qui l’abrite à la France. Il en confie la responsabi­lité au Musée des Arts décoratifs, éditeur des Lettres à Camondo. Cette confiance en son pays d’adoption a été trahie. Béatrice, la fille de Moïse, est morte à Auschwitz, son mari et leurs enfants aussi.

«Les frères Je-Sais-Tout».

Moïse de Camondo (1860-1935), c’est un «monde entier. C’est une famille, une banque, une dynastie». Né à Constantin­ople, il émigre avec ses parents à Vienne puis à Paris en 1869. D’autres juifs étrangers fortunés emménagent au même moment sur la plaine Monceau, les Rothschild entre autres. Proust n’est pas loin, boulevard Haussmann. Rue de Monceau habitent aussi les Reinach, «d’illustres savants. Les chansonnie­rs les ont baptisés, d’après les initiales de leurs prénoms (Joseph, Salomon, Théodore), “les frères Je-Sais-Tout”». Moïse de Camondo a le titre de comte, sa famille ayant été anoblie sous le Second Empire. Dans la France juive (1886), Drumont, fustige ces profiteurs «emparticul­és». Waal : «Je songe à votre famille et à la mienne, à leur besoin d’avoir des portraits, à leur besoin de voir d’où ils venaient.» Waal fait bien ressortir ce paradoxe juif : le soin pris par les familles à se trouver des attaches, des filiations, des racines, des cousins, alors qu’elles sont toujours sur le point de se désagréger, de se séparer, de partir.

Lettres à Camondo suit le parcours du legs de Moïse jusqu’à l’extinction des Camondo pendant la guerre. L’assimilati­on à la France de ces êtres à la «judéité si discrète» se termine par leur disparitio­n : «Que pouvez-vous faire? Vous créez un musée mais il s’élève sur une faille. La colline dorée des familles qui, venues d’ailleurs, est assise sur une faille. Le 61, rue de Monceau est réquisitio­nné pour abriter le quartier général de la Milice.»

Le livre est publié à l’occasion d’une exposition, «Lettres à Camondo», qui sera présentée cet automne au musée Nissim de Camondo, 63 Rue de Monceau, Paris VIIIe.

Edmund de Waal Lettres à Camondo Traduit de l’anglais par Lionel Leforestie­r, Les Arts décoratifs, 128 pp., 25 €.

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Photo MAD . Paris Moïse de Camondo et son fils Nissim à l’été 1916 à Paris.

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