Sans faire de cinéma
Si, de «Gravity» à «Ad Astra», la figure de l’astronaute de fiction est habitée par la mélancolie et l’angoisse pascalienne, point de tout cela chez Thomas Pesquet, capitaine Nemo normand au sourire rassurant.
Il est difficile d’imaginer plus grand écart entre la manière dont Thomas Pesquet communique, à longueur d’interviews, de conférences, de vidéos postées sur les réseaux sociaux, sa perception du voyage spatial, de celle qui prévaut dans les grandes oeuvres de fictions que le cinéma élabore depuis le film matriciel de Stanley Kubrick en 1968, 2001 : l’Odyssée de l’espace, sorti un an avant l’alunissage d’Apollo 11 et la retransmission télévisée des images fantomatiques de la balade lunaire de Neil Armstrong.
«Boy next door» parfait.
Bien que régulièrement interrogé sur le sentiment d’angoisse pascalienne ou de plénitude stellaire à même d’étreindre quiconque est ainsi amené à vivre sa vie d’astronaute, Pesquet, aux pieds paradoxalement rivés aux planchers des vaches, a une forme de bon sens inattaquable de super professionnel peu disposé à entrouvrir le moindre début de faille personnelle sur l’abîme qui évidemment, comme nous tous, le menace et le fonde, balaye tout d’une blague ou d’une esquive, comme récemment quand il dit : «Les gens se demandent si on a des super réflexions métaphysiques mais on a la tête dans le guidon, t’y penses pas vraiment.» Ou encore, en 2017: «La seule angoisse, c’est que tu n’as pas envie de faire de bêtise, de casser quelque chose, de rater un truc, car il y a beaucoup d’argent et de temps investis.»
Comment ? Nul espace glacé, nul monolithe noir dérivant dans la nuit sans contour, nul cri aphone ravalé par le vide et la déréliction ? Outre son physique avantageux, la séduction massive exercée par l’ancien pilote de ligne, qui a répété partout qu’il existe une photo de lui à 3 ans, à Dieppe, navigant dans une capsule spatiale en carton, tient à l’énergie qu’il met à paraître parfaitement normal («pour être astronaute, il faut avoir un niveau minimum dans plein de trucs différents, t’as besoin d’être exceptionnel dans rien», assure-t-il dans une émission diffusée il y a quelques jours sur Twitch) quand tout indique un parcours et un destin pour le moins exceptionnels.
Dans sa vidéo de visite guidée de la station orbitale «Full Space Station Tour with Thomas», mise en ligne en 2017 par l’Agence spatiale européenne (ESA), vue par plus d’un million d’internautes sur YouTube, ou par le truchement des explications accessibles qu’il donne de son taf à ses 1600000 abonnés sur Facebook, aux 800 000 de ses comptes Twitter et Instagram, Pesquet est (ou joue?) le boy next door parfait qui opère la suture, que personne n’avait eu l’idée avant lui d’opérer, entre la discussion de palier et l’infini galactique, la tape dans le dos et l’apesanteur effarée des exoplanètes, le monde connu et l’inconnu ajointés à son aune de faux cool à sang froid à des expériences cadrées, concrètes, opposant à la démesure des énigmes auxquelles, de fait, il s’affronte et s’expose la mesure bornée, physique et non cérébrale ou démentielle d’un simple étirement de colonne vertébrale de 3 cm, d’une légère désorientation par perte de la sensation du poids propre ou de la monochromie des perceptions dans le confinement capsulaire.
Astres et désastres.
Or, en dehors des space operas de guerre des mondes de type Star Trek ou Star Wars, notre imaginaire est puissamment formé et déformé par la mélancolie qui traverse le cinéma de navigation cosmique. La dérive majestueuse de Discovery One désaxé par la paranoïa de l’ordinateur HAL se liguant contre les commandants en chef de sa mission dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, l’horreur gluante suintant de la carcasse nocturne de l’épave spatiale Nostromo dans Alien, le suicide sacrificiel d’un cosmonaute pour sauver son équipe dans Mission to Mars, le deuil de sa fille qui recouvre d’un voile élégiaque les exploits en apesanteur sans perspectives ni lignes de fuite du docteur Ryan Stone dans Gravity ou la fuite en avant jusqu’au point de non-retour dans le puits gravitationnel du trou noir dans Interstellar, le délirant périple oedipien du héros dépressif d’Ad Astra, les récits rattachant astres et désastres, cosmos et perdition abondent, loin de la décontraction du touriste épaté Pesquet flashant la planète bleue pour ses amis sur Insta, alignant sur Google Maps ou Tripadvisor l’expérience spatiale à un roadtrip zen à Bali avec planante playlist Spotify à partager. C’est aussi qu’il s’agit de rendre plausible l’expérience non terrestre, de populariser l’ellipse en cours entre ce qui reste d’ici-bas chaque jour un peu plus hanté par l’imminence du naufrage climatique et les avant-postes du progrès piloté par ce capitaine Nemo normand ou Tintin intrépide au sourire rassurant. On a peut-être gagné au change.
Outre son physique avantageux, la séduction massive exercée par l’ancien
pilote de ligne tient à l’énergie qu’il
met à paraître parfaitement normal.