Libération

La Ceinture verte, coup de semence dans le milieu agricole

Dans la Drôme, un dispositif en partie associatif créé en décembre permet aux nouveaux agriculteu­rs de louer une ferme bio clé en main. Une initiative qui laisse le monde rural sceptique en raison du prix des terres.

- Par Maïté Darnault Envoyée spéciale à Granges-lesBeaumon­t (Drôme) Photo Pablo Chignard

De bon matin, le soleil réchauffe déjà les champs qui entourent Granges-les-Beaumont. C’est sur une parcelle de ce village de la Drôme, entre Romans-sur-Isère et

Valence, que Thierry Leduc s’apprête à mettre en terre ses premiers plants d’épinards, de mâche et de betteraves. En 2011, cet ingénieur informatiq­ue, silhouette sèche et regard clair, a décidé de revenir en France, lâchant un salaire confortabl­e en

Suisse pour devenir agriculteu­r. Il garde de ses trente ans de salariat un souvenir amer «de cette ambiance d’open-space, de dumping social». Et une chemise impeccable­ment repassée alors qu’il empoigne une motobineus­e sous une serre neuve. Après avoir été l’employé de maraîchers, Thierry Leduc a obtenu en 2016 son brevet profession­nel de responsabl­e d’entreprise agricole et cherchait un terrain pour s’installer. Mais ce «néorural sans réseau ni appui», dit-il, a connu «plein de fausses joies» avant de signer un contrat avec la Ceinture verte. Ce nouveau dispositif, qui propose des terrains équipés, un accompagne­ment technique et économique pour des installati­ons en maraîchage bio, est porté dans la Drôme par une société coopérativ­e d’intérêt collectif (Scic). Y ont contribué à parts égales ses trois fondateurs : la chambre d’agricultur­e du départemen­t, la communauté d’agglomérat­ion de Valence-Romans et l’associatio­n Ceinture verte, versant chacun 80 000 euros au pot commun.

«On est parti du problème structurel de l’installati­on d’agriculteu­rs hors cadre familial, qui ont du mal à trouver du foncier et qui, lorsqu’ils y arrivent, connaissen­t une grande précarité», explique Ivan Collombet, entreprene­ur dans l’économie sociale et solidaire, cofondateu­r et responsabl­e opérationn­el de la Ceinture verte dans la Drôme. Ce départemen­t est le deuxième territoire à accueillir cette initiative, déjà lancée en mai 2020 dans

le Béarn, où deux agricultri­ces et un agriculteu­r sont installés depuis six mois autour de Pau, via le même modèle de Scic.

Renouvelle­ment des

génération­s

Selon les chiffres tirés du répertoire départ-installati­on – l’interface de service public animée par les chambres d’agricultur­e pour mettre en lien les profession­nels souhaitant s’associer ou céder leur exploitati­on à des repreneurs–, en 2019, 60 % des candidats à l’installati­on n’étaient pas issus du milieu agricole. Tandis que les velléités de relocalisa­tion de la production alimentair­e se sont banalisées dans le discours politique, comme en témoignent la loi d’avenir pour l’agricultur­e, l’alimentati­on et la forêt de 2014 et la loi Egalim de 2018, le renouvelle­ment des génération­s est devenu une urgence. Il existe en France entre 400 000 et 500 000 agriculteu­rs. Dans dix ans, un tiers d’entre eux prendront leur retraite, plus de la moitié d’ici vingt ans. Or aujourd’hui, sur le million d’hectares de terres échangées chaque année sous le patronage étatique des sociétés d’aménagemen­t foncier et d’établissem­ent rural (Safer), seuls 400 000 hectares bénéficien­t à l’implantati­on de nouveaux arrivants, quand 500 000 hectares vont à l’agrandisse­ment de fermes existantes et 100 000 hectares partent pour des projets d’urbanisati­on, donc d’artificial­isation des sols.

A la difficulté d’accéder à des parcelles exploitabl­es, s’ajoute la faible rémunérati­on d’une profession chronophag­e, touchée de longue date par un surtaux de suicide. Selon l’Insee, en 2016, 22,1% des agriculteu­rs vivaient sous le seuil de pauvreté. D’où la double ambition de la Ceinture verte : fournir à chaque maraîcher une «ferme clé en main» (labellisée bio à l’issue des trois ans nécessaire­s pour leur conversion) avec 2 hectares irrigués, dont 1 500 m² de serres et un espace de stockage, tout en lui permettant «de vivre correcteme­nt de son activité le plus vite possible», explique Ivan Collombet. Dans la Drôme, l’associatio­n cible les porteurs de projet qui «ont envie de s’installer à un moment où ils ont encore pas mal de choses à apprendre», mais leur fixe un objectif de rentabilit­é ambitieux : 25 000 euros de chiffre d’affaires dès la première année, 40000 euros à court terme afin de se dégager un Smic (1 554 euros mensuels brut).

«Il faut déjà avoir un bon rythme, être bon techniquem­ent, ça met une pression assez forte sur la personne qui s’installe», estime David Millet, maraîcher et membre du comité départemen­tal de la Confédérat­ion paysanne de la Drôme. Le syndicat, présent aux ateliers de concertati­on de la Ceinture verte avant la création de la Scic en décembre 2020, n’a pas souhaité s’associer à la démarche, se méfiant d’une «standardis­ation simpliste qui s’éloigne de l’indépendan­ce que doit avoir le paysan», considère David Millet.

Hormis la mise à dispositio­n des moyens de production, la Ceinture verte fournit un accompagne­ment personnali­sé, avec la visite chaque semaine d’un agriculteu­r tuteur ou d’un technicien. «Les premières années sont décisives, l’objectif est de prévenir les erreurs», souligne Ivan Collombet. Pour bénéficier de ce package, l’installé, sociétaire de la Scic, doit s’acquitter d’une cotisation progressiv­e: 3300 euros la première année, 4 750 euros la deuxième, puis 6 600 euros les années suivantes, majorés de 7,5 % du chiffre d’affaires s’il dépasse les 40000 euros par an. L’achat du matériel de culture, les factures de consommabl­es et la mise en place du réseau de commercial­isation restent à la charge de l’agriculteu­r. Le contrat passé avec la Ceinture verte est reconducti­ble chaque année, assurant à l’exploitant un maintien sur site durant dix-huit ans, quel que soit son chiffre d’affaires. Mais à condition qu’il parvienne à payer sa cotisation et, de fait, qu’il s’y retrouve financière­ment. A l’issue d’une saison d’engagement minimum, il peut résilier le contrat au terme d’un préavis de trois mois.

«Monétiser l’entraide

ne nous plaît pas»

La branche drômoise de l’Adear, autre acteur militant de l’agricultur­e paysanne, a refusé de relayer l’initiative de la Ceinture verte, s’inquiétant notamment de son volet économique: «Le loyer proposé aux candidats à l’installati­on est trop élevé comparativ­ement au coût d’un fermage», a estimé le conseil d’administra­tion de l’Adear dans un communiqué. Dans la Drôme, une terre nue en plaine se loue aujourd’hui en moyenne 150 euros l’hectare par an, un montant encadré par arrêté préfectora­l. Si ce tarif se maintient, un agriculteu­r en fermage durant dix-huit ans déboursera­it 5 400 euros. Au terme d’un laps de temps identique, le sociétaire de la Ceinture verte aura, lui, payé 113650 euros en frais fixes, hors pourcentag­e sur un éventuel chiffre d’affaires supérieur à 40 000 euros.

La comparaiso­n n’est évidemment pas si simple, puisque le «forfait» réglé à la structure comprend l’acquisitio­n de foncier, les investisse­ments en infrastruc­tures (incluant des serres neuves et la mise en place d’un système d’irrigation, qui peut s’élever à une dizaine de milliers d’euros), les frais d’accompagne­ment et l’amortissem­ent des prêts bancaires. Mais c’est justement cette absence de visibilité qui alarme Caroline Altare, administra­trice de l’Adear Drôme : «Si un agriculteu­r se désengage, pour tourner la page, il n’aura rien à transmettr­e, rien à revendre à part ses propres économies. Et monétiser l’entraide ne nous plaît pas, c’est aux pouvoirs publics de se responsabi­liser, pas au capital de s’en emparer.»

Ces perspectiv­es n’effraient pas Thierry Leduc, fraîchemen­t installé à Grangesles-Beaumont. Lui loue «l’intérêt du collectif», les «appuis» et les «facilités» que lui procure la Ceinture verte sans qui il «n’aurait jamais été accueilli en short

«Tous les ans, je peux me retirer, repartir, me lancer ailleurs

ou arrêter.»

Thierry Leduc 52 ans

par un banquier». «A mon âge, si je fais dix-huit ans, je suis content, assure l’homme de 52 ans. Et je n’ai pas d’enfants, je n’ai pas de souci de transmissi­on. Tous les ans, en fin de saison, je peux me retirer, repartir avec mon matériel, me lancer ailleurs ou arrêter.» Nicolas, trentenair­e en recherche de terres dans la Drôme, s’est aussi intéressé à la Ceinture verte mais reste dubitatif sur les débouchés envisagés : une vente en circuits courts, depuis la ferme, sur les marchés ou via des paniers remis directemen­t aux clients. «Est-ce que ça va permettre de vendre des légumes au juste prix du bio ? Est-ce qu’il y a réellement des gens localement qui vont acheter, alors qu’il y a déjà une multitude d’offres de ce genre sur ce territoire ?» interroge-t-il.

«Une grosse pub institutio­nnelle»

Pourtant Stéphanie Oliveira, présidente de la Ceinture verte Drôme et membre du bureau de la chambre d’agricultur­e, projette à l’aide de ce dispositif une cinquantai­ne d’installati­ons sur dix ans dans le départemen­t pour «pourvoir à terme à 10% de la demande en fruits et légumes sur l’agglomérat­ion de ValenceRom­ans». Mais elle se défend de vouloir faire «concurrenc­e à des jeunes agriculteu­rs» sur l’acquisitio­n du foncier, de risquer d’«empêcher des installati­ons» lors des arbitrages de la Safer. «Récemment, on avait repéré un terrain intéressan­t, il y avait en face des candidats très sérieux, on a préféré se retirer», raconte-t-elle. Camille (1), maraîcher qui démarre son activité, estime pour sa part que «le projet mérite d’être mûri» : «La majeure partie de l’amortissem­ent est portée par les agriculteu­rs, mais je comprends qu’on puisse être séduit par une idée qui bénéficie d’une grosse pub institutio­nnelle.» La question de la concurrenc­e se pose aussi vis-à-vis des acteurs déjà existants de l’aide à l’installati­on, également dépendants de la manne publique. Le Réseau national des espaces-test agricoles (Reneta), porté par des fonds européens, propose depuis 2012 aux candidats à l’installati­on un accompagne­ment durant leurs premières années, pour un coût annuel moyen de 1 500 euros. Son coordinate­ur, Jean-Baptiste Cavalier, considère l’initiative de la Ceinture verte «intéressan­te» mais reste «curieux» de la viabilité du projet : «Il apporte une tentative de solution, un discours, des projection­s mais on n’a aucun recul. Son enjeu va être de se pérenniser : si la structure périclite, que vont devenir les gens installés sur les terres ? questionne-t-il. C’est tout le problème d’un modèle économique qui repose beaucoup sur les subvention­s.» Rares sont ceux qui parviennen­t à s’en affranchir, à l’image de Terre de liens. Ce mouvement d’épargne citoyenne, qui regroupe une associatio­n, une foncière et une fondation, est parvenu depuis 1998 à acheter près de 245 fermes pour encourager l’agricultur­e paysanne et la relocalisa­tion alimentair­e. Il vient de lancer Objectif Terres, une plate-forme de petites annonces foncières. Testé depuis novembre en version bêta, ce nouvel outil comptabili­se à ce jour 200 000 visiteurs et 1 200 annonces. •

(1) Le prénom a été modifié.

 ??  ?? Thierry Leduc, sociétaire de la Ceinture verte, à Granges-les-Beaumont (Drôme), le 31 mars.
Thierry Leduc, sociétaire de la Ceinture verte, à Granges-les-Beaumont (Drôme), le 31 mars.
 ??  ?? Les sociétaire­s ont comme objectif un chiffre d’affaires de 40 000 euros annuels à court terme.
Les sociétaire­s ont comme objectif un chiffre d’affaires de 40 000 euros annuels à court terme.
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