Le pouvoir de la norme
De l’envie de boire un verre à la terrasse d’un café au désir de vouloir contrôler nos rêves, on assiste après une année de crise à la promotion consciente et volontaire d’un retour à la normalité.
La normalité serait-elle devenue notre idéal ? Quand Michel Foucault, il n’y a pas si longtemps, dénonçait le pouvoir de la norme, il avait conscience que cette mise au jour de la soumission à la normalité heurterait et choquerait. Dans les années 70-80, il aurait paru invraisemblable de revendiquer l’alignement sur la norme et de promouvoir consciemment et volontairement la valeur du «normal». C’est pourtant le point où nous en sommes aujourd’hui. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer trois exemples.
Il y a tout juste un an, quand nous imaginions la vie après la pandémie, nous rêvions. Quelques timides tentations utopiques refleurissaient. Deux mois de complet confinement avaient prouvé que le ciel pouvait être bleu, que le cours des choses pouvait en partie s’arrêter et qu’il était nécessaire de se demander où on avait envie de vivre et avec qui. On voulait du changement. On en avait assez de la recherche du profit qui sacrifie l’hôpital public et les réseaux de solidarité. On peignait «le monde d’après». Mais après un an de crise, où en sommes-nous ? Non contents de réduire nos contacts, nous avons aussi réduit nos exigences. Ce que nous souhaitons désormais n’est plus qu’un «retour à la normale», qui inclut, certes, de boire un verre à une terrasse de café avec des ami·e·s, mais sans nul doute également l’acceptation renouvelée de tout ce qui nous répugnait dans «la vie normale». La frustration nous prépare, assoiffé·e·s que nous sommes, à boire à nouveau la tasse. Deuxième exemple: la maladie mentale. Depuis plusieurs années se développent des recherches pour déterminer une étiologie génétique des troubles psychiques, notamment de la schizophrénie. Bien sûr, on ne peut pas bouder les apports des neurosciences. Le problème ne réside pas dans la recherche elle-même mais dans le discours censé la légitimer. Celui-ci décline toutes les versions de la rhétorique de la normalité. Peu importe que la perte de matériel génétique sur le chromosome 22 ne permette de prédire qu’à 50 % un déclenchement de type schizophrénique, le message passe : on a affaire à une maladie normale, qui permet(tra) de mener une vie normale, moyennant un retour rapide à la normale après les crises.
Ce qui est aussi implicitement suggéré est que seul l’alignement sur la norme éviterait la stigmatisation des personnes touchées. Outre que ce n’est pas sûr et n’a pas toujours été conçu ainsi, l’envers de cette optique apparemment bienveillante réside dans le coût élevé de l’intégration à la société. «Vous n’avez plus à vous plaindre ni à vous sentir mal, puisqu’on vous assure une vie normale», dit-on en quelque sorte au patient. Ainsi verrouille-t-on ses oreilles à la parole que celui-ci peut désirer faire entendre, car, dans cet océan de normalité, on oublie qu’il est un être parlant comme les autres et qu’il éprouve donc un désir «normal» de s’adresser à quelqu’un susceptible de s’intéresser à ce qu’il dit au-delà des catégories euclidiennes «normales» de la représentation. Que le schizophrène ait un cerveau est certain, mais tenir son délire pour une simple «fabrication» de son cerveau, comme on l’entend dans le champ des recherches neurologiques, est congruent avec sa souffrance de vivre en pièces détachées. Qui est le plus fou ?
Troisième exemple: le contrôle des rêves. S’il est au moins une contrée où on peut encore voyager sans restriction et sans gestes barrières, c’est le pays des songes, cette scène sur laquelle on peut laisser tomber les masques et aller de surprises en surprises ou d’horreur en horreur. Là, rien n’est normal, mais tout est énorme, hors normes. Pourtant, on peut déplorer tout ce temps perdu à des bêtises.
Pourquoi ne pas se servir du pouvoir cognitif du rêve pour discipliner cette pensée sauvage ? On serait bien avisé de s’entraîner à devenir un «rêveur lucide», c’està-dire à développer l’expérience, que chacun a déjà connue, de rêver qu’on rêve. Alors, au lieu de se promener en terre inconnue, on apprendrait à exploiter les ressources de l’activité nocturne du cerveau. Là encore, on peut être sensible à la générosité du projet. La science promet, moyennant un peu d’exercice, de supprimer les cauchemars. Elle nous invite à dormir utile, et, grâce à un contrôle onirique adéquat, à surmonter une ou deux phobies, à booster un apprentissage fastidieux, voire à boucler un deuil –comme on boucle un dossier.
Camus pensait qu’il fallait imaginer Sisyphe heureux. Il est encore plus absurde de l’imaginer normal. •