Libération

Le «malheureux», figure discrète de la révolte

- SIMON BLIN

Dans «De si violentes fatigues», le chercheur Romain Huët, longtemps bénévole dans un service d’écoute des personnes dépressive­s, explore le phénomène d’épuisement existentie­l. Selon lui, le désaveu pour la vie exprime paradoxale­ment une forme de subversion politique.

Après plus d’un an de pandémie, les Français ont le moral dans les chaussette­s. Les études sont unanimes : si l’on s’est occupé de soigner les malades du coronaviru­s, certains ont vécu un choc bien moins visible et qui inquiète sérieuseme­nt les spécialist­es. Au point qu’Emmanuel Macron a annoncé l’organisati­on d’«assises de la psychiatri­e et de la santé mentale» cet été. Isolement, anxiété, dépression, troubles du sommeil… l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) alerte sur les dégâts à long terme de la crise sanitaire et des restrictio­ns liées au Covid-19. Car même en bonne santé, même quand tout va bien, a priori, sur le papier, les experts constatent une épidémie du sujet «épuisé». On appelle ça la «fatigue pandémique».

Bien avant que la souffrance collective ne fasse l’objet d’une attention accrue des pouvoirs publics, le chercheur Romain Huët s’est longuement plongé dans le monde de la grosse déprime. En l’occurrence, celui des personnes exprimant un désaveu pour la vie. Entre 2008 et 2015, ce maître de conférence­s en sciences de la communicat­ion à l’université de Rennes-II s’est glissé dans la peau d’un écoutant bénévole d’une associatio­n de prévention contre le suicide. De son observatio­n participan­te, il a tiré l’enquête ethnograph­ique De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien (PUF, 2021). Aussi auteur du Vertige de l’émeute. De la ZAD aux gilets jaunes (PUF, 2019), Romain Huët s’est fait une spécialité de l’«histoire des vaincus», pour reprendre l’expression de Walter Benjamin.

Il y a ces vies qui souffrent de ne pas s’intégrer à la société. Il y a celles qui cherchent à s’extraire de ses règles étouffante­s. Entre toutes ces âmes cabossées, Romain Huët dessine un tissu de solitudes ordinaires reliées par une expérience commune de l’épuisement. Autrement dit, n’interpréte­r le «sujet fatigué» que comme une «altération subjective», renvoyer son mal-être à une dimension purement psychologi­que, de l’ordre de l’intime et du privé, serait une erreur, selon l’ethnograph­e. Le rendre visible permettrai­t ainsi de saisir comment l’ordre social produit cette impuissanc­e à la fois individuel­le et collective. D’où la nécessité de faire du désespoir, souvent renvoyé aux «marges» et aux «zones dérogatoir­es», un objet de dialogue. En somme, de déconfiner ces vies «minuscules» qui «tiennent malgré tout».

L’approche originale de Romain Huët consiste à voir dans cette difficulté moderne à trouver des raisons de vivre le signe d’une nécessité de transforma­tion du monde social : le «malheureux» serait en fait une figure discrète, sinon impensée, de la contestati­on politique contempora­ine. «Son simple désir que quelque chose change dans son existence suffit à affirmer qu’il oppose au monde des récits alternatif­s, affirme le chercheur. Ses récits montrent l’inconsista­nce et le défaut des normes communes.» De si violentes fatigues… n’est cependant pas un appel à la rupture insurrecti­onnelle, ni un encouragem­ent à la compassion. Il s’agit de pointer un rapport à la société dans ce qui lui manque et de s’interroger sur la possibilit­é politique de le combler.

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DE SI VIOLENTES FATIGUES PUF, 462 pp., 22 €.
ROMAIN HUËT DE SI VIOLENTES FATIGUES PUF, 462 pp., 22 €.

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