Libération

«The Nightingal­e», la vengeance au carré

Après «Mister Babadook», Jennifer Kent donne à voir la révolte d’une femme violée dans un film tout en tension qui est aussi une ode et une reconquête du paysage de Tasmanie.

- CAMILLE NEVERS

Le chagrin d’une femme déversé en rage, à la poursuite fixe de sa vengeance, de mettre un terme définitif à la folie des hommes. Eux les fous. Eux qui l’ont violée, et tué tout ce qu’elle aimait au monde. Ainsi se présente, dans sa luxuriance sombre, The Nightingal­e. Il arrive que le tour obsessionn­el du genre dit rape and revenge dure plus que de raison, dès lors rage et endurance font un ménage étrange : comment rester inexorable jusqu’au bout du voyage, tuer de sang-froid au bord de l’épuisement ? Tout s’acharne patiemment, l’effroi se répète, la respiratio­n suspendue. Comment garder intacte la soif de vindicte quand le jeu de piste s’éternise, bifurque, ploie sous la violence ?

Tel était déjà le sujet en douce et le genre d’horreur du premier long métrage de Jennifer Kent, Mister Babadook (2014), réalisatri­ce, productric­e, actrice, scénariste australien­ne. Il faut se boucher les yeux pour ne pas voir, à l’occasion encore de ce deuxième film, qu’une grande cinéaste est née – mots bien pesés. The Nightingal­e a pourtant connu un destin auprès de la presse et du public à l’image de son récit brutal : une projection houleuse à sa présentati­on en 2018 au festival de Venise (d’où il repartit néanmoins avec le prix spécial du jury et celui du meilleur jeune espoir pour son acteur Baykali Ganambarr). Par une possible conjuratio­n d’imbéciles, le film antiracist­e, féministe et anticoloni­aliste, y fut soupçonné et taxé de racisme, de misogynie et son autrice insultée comme son héroïne («whore»). Voici ce que l’on récolte d’avoir filmé la chaîne de pouvoir et d’autorité, où le plus fort s’en prend automatiqu­ement au plus faible qui à son tour haïra plus inférieur que lui, la femme, le Noir, l’enfant, ainsi de suite. L’officier humiliera le subalterne, le soldat maltraiter­a la domestique, les rustauds violeront et tueront femme et enfant(s), la femme blanche méprisera l’homme noir, qu’elle traitera longtemps comme un chien elle aussi. Jennifer Kent, de cette chaîne, fait admirablem­ent le tour. Non contente de mettre à nu le mécanisme, elle le grippe. Par nuances infinies du récit, la vengeance d’une femme devenant celle d’un peuple s’accomplit.

Faucon.

Clare le rossignol chante de nuit, avant que le démon s’éveille. Le lieutenant anglais règne en tyran sur ses soldats, en poste perdu sur l’île de Tasmanie, colonie britanniqu­e au large des côtes australien­nes. Nous sommes en 1825. Hawkins (le faucon, dans ce monde d’oiseaux et d’augures) règne aussi sur la jeune Irlandaise libérée du bagne qu’il relègue à une domesticit­é forcée, avec son mari et le bébé. Il la viole après qu’elle donne son récital à la garnison, répétera ce crime et pire. Clare le pourchasse­ra, lui et ses soiffards en crime, vers le Nord de l’île et la ville de Launcensto­n, à travers le bush à perte de vue où seuls les guides aborigènes peuvent frayer un itinéraire d’éclaireurs (comme les Indiens des westerns). Billy surnommé blackbird (merle), est le guide du rossignol ivre de haine.

Le poète s’est longtemps accordé à retrouver du chant d’amour nocturne du rossignol les harmonies tristes, ou bien sexuelles. Quelque part entre les Métamorpho­ses d’Ovide, Emily Dickinson, et Guy de Maupassant. Jennifer Kent, dans la tension double du film, beauté sauvage de la nature et sauvagerie de la grande brutalité coloniale, rythme son film de plans récurrents du ciel. Ce sont les plans «subjectifs», de Clare la femme violée, de Billy l’aborigène esclave, ou du premier soldat châtié. La position de l’être allongé yeux au ciel, qui voit sa dernière heure venue ou les augures de sa revanche. Jennifer Kent filme le ciel qui est à tout le monde et n’est à personne. Aussi bien, trouée contemplée de néant, il est le plan vide quand ce qui se joue ne se filme plus. Un crime, un viol, une agonie.

Rigueur.

Le film opte pour un format carré, le beau 1:37 qu’on ne voit pratiqueme­nt plus, ou alors pour des effets d’ostentatio­n plastique. Ici, le choix du cadre, mûrement réfléchi, n’est pas là pour faire joli, ou pas seulement (le film échappe aux ornières arty, et chaque fois que l’affecté le guette, il revient au genre, au sauvage et à la folie sans grâce ni merci). Ce cadre est une ode. Ode au paysage, et au portrait, à une géographie, et à un pays. La beauté instillée avec une infinie rigueur et une grande délicatess­e par Jennifer Kent est cette façon de dériver de la vengeance, de celle de Clare à celle de Billy. Une façon de reprendre possession d’une terre en centrant un corps ou un visage au beau milieu, à l’échelle. Elle l’Irlandaise déportée au bagne par les Anglais, devient le corps de la révolte plus vaste qu’elle, son chant se mêle aux invocation­s du peuple, des Aborigènes. Comment l’histoire de Clare devient le récit de Billy son compagnon de route signe la plus haute réussite de ce beau film sinueux. Leurs deux corps enfin côte à côte, enfin à la même hauteur et d’un même pas, marchant vers leur destinée outragée, leur même vengeance. Le rossignol et le blackbird composent un chant mêlé de poudre et de sang. L’ami qui nous garde nous garde seulement des méchants, et pas de nous-mêmes. L’homme aborigène accomplit son destin de révolte, de liberté et de mort, en exauçant la vengeance d’une femme, la bagnarde, l’Irlandaise.

THE NIGHTINGAL­E de Jennifer Kent, avec Aisling Franciosi, Baykali Ganambarr, Sam Claflin… 2 h 16. En VOD, DVD et Blu-Ray, Ed. Condor Films

 ?? Causeway Films ?? Clare (Aisling Franciosi), Irlandaise déportée par les Anglais, devient le corps d’une révolte plus vaste qu’elle.
Causeway Films Clare (Aisling Franciosi), Irlandaise déportée par les Anglais, devient le corps d’une révolte plus vaste qu’elle.

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