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Dans un livre en forme de carnet de terrain et de souvenirs, le géographe montre que ce vaste cours d’eau du centre de l’Afrique, parmi les plus grands du monde, est moins un axe de développement qu’un puissant repère culturel et symbolique.
Qui dit «grand fleuve», dit Nil ou Amazone. Et le Congo ? Avec un débit de 40000 m³ par seconde – record d’Afrique – et un cours de 4 700 kilomètres qui le place juste derrière le Nil, il fallait lui rendre justice. C’est ce que fait Roland Pourtier dans Congo : un fleuve à la puissance contrariée, premier opus d’une collection consacrée aux grands cours d’eau. Le géographe étudie la région depuis 1987. Il connaît bien ce bassin fluvial grand de presque 4 millions de kilomètres carrés avec sa vaste forêt, ainsi que les deux Etats qui s’y étendent : le plus vaste est la république démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre), l’autre est le Congo-Brazzaville. Tout en reprenant les passages obligés de la monographie (histoire, géographie physique, population, enjeux de développement), il propose un carnet de terrain et de souvenirs qui esquisse les forces et les faiblesses de la région. Aux grands projets qui perpétuent l’économie de la rente, il appelle à préférer des initiatives locales susceptibles de répondre aux besoins des habitants.
Vous expliquez que le fleuve Congo ne constitue pas une «colonne vertébrale» dans ce territoire, mais plutôt un «exosquelette». Que voulez-vous dire ? En RDC, les zones les plus peuplées et les plus dynamiques se situent en périphérie. Le Congo n’est pas à l’origine d’une polarité spatiale : il traverse des contrées vides, le trafic fluvial y est très faible, la production hydroélectrique est un potentiel peu exploité. En revanche, c’est un symbole et un mythe fédérateur. Le fleuve a construit et entretient l’unité des Etats, au-delà des forces centrifuges et des divisions qui peuvent exister. Par exemple, lorsque Mobutu dirige le pays de 1965 à 1997, il abandonne le nom Congo, jugé trop porteur de l’histoire de l’exploitation coloniale. Mais il choisit «Zaïre» qui signifie «le fleuve», parce que c’est lui qui charrie l’idée de puissance et de grandeur du plus vaste Etat d’Afrique subsaharienne. On voit rejaillir cette identité nationale en géopolitique : lorsqu’il a été question, il y a quelques années, de détourner une partie des eaux du bassin du Congo pour alimenter le lac Tchad menacé d’assèchement, la RDC a dit non. Qu’est-ce qui unit ce vaste territoire ?
Un premier facteur est la façon dont les sociétés forestières ont organisé leur milieu de vie, car les conditions naturelles ont eu une influence sur les organisations sociales. Il s’agit d’un milieu où les différences saisonnières sont assez faibles – il n’y a pas d’hiver – et où la forêt est sempervirente, c’est-à-dire toujours verte. On y trouve donc toute l’année les bases de l’alimentation, manioc, igname, taro ou banane. Ces denrées se conservent mal. Aussi les femmes (car c’est à elles qu’est dévolue cette tâche) vont-elles chercher plusieurs fois par semaine ce dont elles ont besoin pour cuisiner. L’impossibilité du stockage rend inutile l’organisation d’un pouvoir gestionnaire et d’une autorité politique centralisée. Cette «Afrique des paniers» a donc été une Afrique sans Etat, où les forces gestionnaires étaient moins prégnantes que dans l’«Afrique des greniers» dont l’Egypte est un bon exemple. Cela produit notamment des groupes sociaux moins hiérarchisés et une gestion collective moins tournée vers la projection dans le futur et la planification. Evidemment, la construction des Etats depuis le XIXe siècle ainsi que le développement des échanges internationaux et de l’urbanisation changent la situation, mais ces traits culturels restent structurants dans un territoire où plus de la moitié de la population vit encore dans des espaces ruraux.
La colonisation a-t-elle participé à l’unification du bassin du Congo ?
Lors de la conférence de Berlin de 1884-1985, les puissances européennes ont, notamment, fixé les modalités
de la colonisation dans la région. Faute d’autres connaissances, elles ont délimité un vaste «Etat indépendant du Congo» en suivant les limites du bassin fluvial. Cet Etat a été placé sous l’autorité du roi des Belges, Léopold II, qui a fait valoir les explorations réalisées par [Henry Morton] Stanley dans la région. Quelques territoires revendiqués par d’autres pays européens ont été soustraits à ce vaste ensemble, comme l’actuel Congo-Brazzaville, maintenu dans le giron de la France à partir des territoires appropriés par Brazza, ou l’Angola, anciennement occupé par les Portugais. La création de ces Etats coloniaux a amorcé l’unification de leur territoire : les infrastructures, routes et voies ferrées ont développé les échanges à l’intérieur des frontières. Les manuels scolaires ont par ailleurs fait l’apologie du fleuve et de la région, alimentant un sentiment national qui s’est renforcé avec les indépendances, par-delà les rivalités internes ou les conflits qui éclatent encore dans la région ou sur ses marges, comme au Kivu. La violence subie par la population est aussi le fait des autorités. Comment analyser la violence d’Etat dans les deux pays ?
Depuis les indépendances, des violences récurrentes ponctuent la vie politique des deux Congo, sans compter la guerre qui perdure dans le Kivu depuis vingt-cinq ans, conséquence de celle des Grands Lacs. Au Congo-Brazzaville, le président Sassou-Nguesso est parvenu à cumuler trente-sept années à la tête de l’Etat. Revenu au pouvoir au terme de la guerre civile de 1997, il s’y maintient en muselant l’opposition, n’hésitant pas à envoyer ses principaux adversaires en prison comme lors de l’élection de mars 2021 qu’il a remportée. Au Congo-Kinshasa, Joseph Kabila a tenté de prolonger son pouvoir en retardant de deux ans l’élection présidentielle programmée pour 2016 à laquelle la Constitution lui interdisait de se représenter. Les manifestations populaires, les marches des chrétiens contre ses abus de pouvoir ont contribué à empêcher sa réélection. Mais elles se sont soldées par de nombreuses victimes civiles. Les explorateurs Brazza et Stanley n’ont pas du tout la même place dans la mémoire collective. Pourquoi ?
Surnommé l’explorateur aux pieds nus, Savorgnan de Brazza est plutôt vu positivement : avec sa petite escorte et ses faibles moyens, il a mené des campagnes assez peu violentes. Lors d’une mission d’observation effectuée à la veille de sa mort, il aurait même été désespéré de constater la brutalité de la colonisation au Congo français. Ainsi, en 2006, le président Denis SassouNguesso a fait installer – non sans critiques– sa dépouille dans un immense mausolée à Brazzaville. Côté RDC, Henry Morton Stanley a mené une exploration beaucoup plus violente. Après les indépendances, des statues de l’explorateur ou du roi Léopold II ont été retirées de l’espace public. Mais les choses changent : en 2010, certaines de ces statues ont été réinstallées dans le parc du mont Ngaliema à Kinshasa. Un musée national a ouvert en 2019, principalement dédié à l’histoire précoloniale. Les politiques mémorielles investissent donc de vastes pans de l’histoire du Congo, y compris l’histoire coloniale.
Vous vous montrez réservé face
aux politiques de restitution des oeuvres confisquées durant l’époque coloniale. Pourquoi ? Exception faite des pièces uniques ou très importantes qui ont vocation à intégrer les musées africains, mieux vaut valoriser les cultures africaines dans le monde entier. Je pense aussi qu’il ne faut pas exagérer l’importance de cette question : les musées occidentaux détiennent parfois tellement d’objets similaires qu’ils devraient pouvoir en restituer sans problème une partie aux musées qui sont en capacité de les conserver.
Le fleuve est aujourd’hui au centre de grands projets de développement : à l’embouchure, on annonce un port en eau profonde à Banana, et en amont, les gigantesques centrales hydroélectriques «Inga III» et «Grand Inga». Pourquoi peinent-ils à voir le jour ?
La première fois que je suis allé au Congo, je me suis rendu à Inga et à Banana. Ces projets étaient déjà annoncés, avec le soutien d’entreprises européennes. Aujourd’hui, on en est presque au même point, si ce n’est que de nouvelles entreprises, notamment chinoises, sont sur les rangs. Ces projets sont le symbole d’une économie rentière : le Congo a jadis fourni esclaves, ivoire, et bois précieux.Aujourd’hui, l’exploitation des produits primaires continue avec les ressources minières du Katanga ou le pétrole, extraits par des entreprises étrangères dont le Congo est dépendant puisqu’elles maîtrisent les circuits de transformation et d’exportation. En retour, il y a peu d’argent perçu et peu d’infrastructures utiles à la population. Qui est responsable ?
Les compagnies privées qui exploitent les ressources et les intermédiaires locaux qui jouent le jeu de la corruption. Le secteur public n’a pas fait mieux, entre mauvaise gestion et corruption, si bien qu’aujourd’hui, la majorité des Congolais vit plus mal qu’en 1960 [date de l’indépendance des deux Etats, ndlr]. Pour changer les choses, il faudrait un Etat plus fort pour imposer une fiscalité plus intéressante. Il faudrait aussi sortir de cette logique de grands projets : on dit que la centrale d’Inga III permettra d’exporter de l’électricité congolaise jusqu’en Afrique du Sud. Pendant ce temps, la majorité des Congolais utilise encore des lampes à pétrole ! Inversement, on voit naître de petits barrages sur les affluents du Congo, parmi une foule de projets locaux portés sur des territoires où se trouvent des acteurs économiques dynamiques. En s’appuyant sur ces forces locales, on multiplie les chances d’aboutir à un résultat positif pour la population.
Le bassin du Congo est aussi une vaste forêt à protéger. Cet enjeu est-il pris en compte ?
La préservation de ce poumon vert de la planète se heurte à de nom
breuses difficultés, même si la prise de conscience progresse. L’espace forestier est considéré par certains comme une réserve foncière, et l’accaparement des terres intéresse fonds de pension américains, groupements d’entreprises européens, asiatiques ou moyen-orientaux dans l’espoir d’y développer l’agroindustrie. Des campagnes de prospection pétrolière, qui ont jusqu’ici eu peu de résultat, ont été menées jusque dans le parc national des Virunga en RDC. Si l’on en vient à exploiter des hydrocarbures, qu’adviendra-t-il des arbres et des tourbières? Le recul de la forêt tient aussi à la très forte croissance démographique de la RDC. Les besoins des villageois sont de plus en plus grands, si bien que les défrichements augmentent : le modèle de l’agriculture itinérante sur brûlis, où l’on défriche tout en laissant certains espaces assez longtemps en jachère pour préserver la forêt, ne peut plus fonctionner correctement. On ne protégera la forêt congolaise qu’en privilégiant une agriculture familiale ou paysanne, destinée à approvisionner les marchés urbains. Cette économie domestique sera moins prédatrice des terres que les grandes plantations agro-industrielles de maïs ou de soja.
Vous rappelez à la fin du livre les origines congolaises des rappeurs Gims ou Damso. Vous aimez leur musique ?
En tout cas, les Congolais sont très attachés aux personnalités ou aux événements qui font rayonner leur pays dans le monde. Cela va du discours du général de Gaulle à Brazzaville en 1944 au combat de boxe qui opposa en 1974 les boxeurs Mohamed Ali et George Foreman à Kinshasa. Ce «match du siècle», retransmis jusqu’aux Etats-Unis, fut un événement historique pour le Zaïre. Les rappeurs d’aujourd’hui, comme les grands noms de la rumba ou de la littérature congolaises, perpétuent à leur tour le rayonnement de l’un et l’autre Congo. •