Fête de la librairie La victoire du prix unique
Après une année folle, la fête de la librairie indépendante célèbre l’anniversaire de la loi Lang. La mesure, à l’époque farouchement combattue par la grande distribution, a permis de préserver un commerce désormais reconnu comme «essentiel».
La légende veut que Sant Jordi ait triomphé d’un dragon redoutable. Du cadavre monstrueux serait né un rosier, sur lequel le héros aurait pris une rose rouge sang pour l’offrir à la princesse délivrée. Pour la Sant Jordi, patron de la Catalogne, on fête les amoureux et les livres, le romantisme et la culture depuis 1926. La France s’en est inspirée, et ce samedi comme depuis vingt-trois ans, près de 500 librairies en France, en Belgique et au Luxembourg vont distribuer des roses et un livre dédié cette année aux 40 ans de la loi Lang (1). Ces festivités prennent un tour particulier après une année de Covid où la profession a tapé du pied pour survivre. Au premier confinement, les librairies indépendantes avaient dû fermer et batailler pour que les grandes surfaces et plateformes en ligne bâillonnent aussi leurs rayons livres, autres types de dragon. Malgré les confinements, le rideau tiré pendant plus de deux mois et les limites du click and collect, la librairie a bien résisté en 2020 grâce aux aides, bien sûr, à la ruée de lecteurs restreints à leur domicile et enfin à un rattrapage exceptionnel en décembre. Le chiffre d’affaires de la librairie indépendante, qui compte 3 500 points de vente, n’a reculé que de 3,3 % par rapport à 2019, selon le Syndicat de la librairie française (SLF) et même enregistré 35 % de ventes en plus en décembre par rapport à 2019! L’embellie de la fréquentation et des ventes s’est poursuivie au premier trimestre de cette année, avec un seul bémol : la dynamique profiterait surtout aux best-sellers et aux prix littéraires.
Eviter le dumping
Mais la rose sur leur gâteau, c’est que les librairies sont considérées depuis un décret du 25 février comme un «commerce essentiel», seule sphère culturelle à avoir les portes grandes ouvertes et même à bénéficier de l’atonie des autres. «Je n’ai jamais vu une telle faim de livres dans toute ma carrière», se réjouit Marie-Rose Guarnieri, de la librairie des Abbesses, à l’origine de la fête de la librairie avec l’association Verbes. Il y a quarante ans, certains s’étaient battus déjà pour clamer que le livre n’est pas une marchandise comme une autre. La loi Lang sur le prix unique du livre, aujourd’hui gravée dans le marbre, a donné lieu à une féroce guerre de tranchées pendant une dizaine d’années. Entre les adeptes d’une conception libérale – laissons le marché fixer les prix et gagnons de l’argent–, et les protectionnistes – réglementons pour éviter la concentration et disparition des métiers de prix.
Au début des années 70, l’éditeur indiquait un prix de vente conseillé aux libraires. En mars 1974, un nouvel acteur débarque dans le magasin de porcelaines : la Fnac ouvre rue de Rennes à Paris trois étages de librairie et, à grand renfort de publicité, pratique des rabais de 20%. En quelques années, la part de l’«agitateur culturel» sur le marché du livre parisien double, passant de 15 à 30 %… Et en piquant les lecteurs aux «librairies traditionnelles» comme on disait alors. De quoi faire bouillir le patron des éditions de Minuit Jérôme Lindon, qui publie alors un petit livre bleu de 18 pages comme une déclaration de guerre: la Fnac et les livres. «Le discount est un leurre, écrivait-il. Il restreint le choix des livres offerts au public et il entraîne une augmentation de leur prix de vente.» Plus grave : il risque d’interdire à terme la publication de livres d’auteurs inconnus ou dont la vente n’est pas assurée à l’avance. Lindon citait Georges Bataille, Paul Valéry ou Joseph Conrad, qui se vendaient alors à moins de 300 exemplaires par an, et donc «non rentables» pour les librairies. Son plus grand cauchemar d’éditeur était que le double effet Fnac et Apostrophes ne favorise que les livres à circulation rapide et compro
mette la survie des livres à rotation lente. Seule solution : un prix unique sans rabais possible pour éviter le dumping. André Essel, le président de la Fnac, fit interdire l’opuscule de Jérôme Lindon comme un vulgaire samizdat…
«Communiste ou fasciste»
Le 24 février 1979, l’arrêté Monory libère totalement le prix des livres et intensifie encore le phénomène. C’est l’année où Christian Thorel reprend avec sa compagne Martine la librairie Ombres blanches à Toulouse. «Pour un débutant dans le métier, l’avenir immédiat est nourri d’une inquiétude certaine et fondée, relate-t-il dans son récit autobiographique de quarante ans de librairie (Essentielles librairies, «Tracts» Gallimard). Le quotidien est fait de découvertes et de rencontres permanentes. C’est une large compensation aux risques inévitables d’un commerce qui commence à être vraiment menacé.» L’arrivée de la Fnac à Toulouse en avril 1980 représente d’ailleurs «un désastre». Jérôme Lindon, déterminé, crée une association pour le prix unique, fait du lobbying, va voir Mitterrand et Chirac. Les deux candidats à la présidentielle s’engagent pour le prix unique.
Dès son arrivée au ministère de la Culture, Jack Lang va s’attacher à tenir la promesse. Erreur de «bleu», le professeur de droit comprend qu’un arrêté ne suffira pas comme il le croyait: la fixation d’un régime de prix unique oblige à passer par une loi. Il décide de faire passer le texte avant l’été, avant que les ennemis Fnac et autre Leclerc ne pu
blient des placards dans la presse et n’exercent des pressions tous azimuts. Son projet de loi, volontairement limité à 11 articles, est rédigé en un temps record. C’est une mesure «de type communiste ou fasciste», tempête André Essel lors d’une conférence de presse houleuse, dénonçant le fanatisme de «Lindon l’indomptable». Un des principaux arguments des contradicteurs du prix unique est l’inflation qui suivra, à l’exemple de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. Les éditeurs et libraires ne sont pas d’accord entre eux; des «débats nombreux, houleux, qui opposeront certains d’entre nous, les plus convaincus, aux adversaires du prix unique comme aux simples sceptiques», poursuit Christian Thorel.
On n’est pas totalement raccord non plus au gouvernement. Quand le projet de loi est présenté au Conseil des ministres le 23 juillet 1981, Mitterrand, bombardé par des lettres et des appels vindicatifs, ouvre le débat en demandant à Jack Lang: «Monsieur le ministre, est-ce que vous êtes bien prêt au combat?» Catherine Lalumière évoque le spectre d’une inflation, un autre enchaîne sur le même ton. «Gaston, sauvez-moi!» implore Jack Lang dans un petit mot glissé à Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur, marié à l’autrice Edmonde CharlesRoux, qui le sauvera. Inconvénient majeur, le texte doit passer d’abord en première lecture au Sénat, encore conservateur. Sur les marches du Palais du Luxembourg, le 29 juillet, le président de la commission culturelle Léon Eeckhoutte dit en l’accueillant : «Ecoute Jack, tu dois renoncer, ils sont contre.» La Fnac a fait le forcing pour inspirer des amendements aux parlementaires.
Par une chance encore insolente, Lang sera soutenu par l’écrivain académicien et sénateur Maurice Schumann. «On prévoyait un débat houleux. Las ! C’est la torpeur et l’ennui qui régnait dans la vénérable assemblée, écrasée par la canicule. Moins accablante pourtant que l’avalanche des références livresques. On parlait culture et chacun voulait étaler la sienne. Aristote, Pétrarque, Racine, Voltaire… bien peu d’auteurs classiques purent échapper au massacre des citations annoncées», rapporte à l’époque Libé. Le projet de loi y passe contre toute attente à la quasi-unanimité, comme bien sûr à l’Assemblée. La première grande loi du septennat socialiste vient d’être votée. Le 10 août, le Président promulgue le texte, avec effet au 1er janvier 1982, qui institue un prix unique du livre et diverses dispositions comme la possibilité d’une marge maximum de 5% par rapport au tarif indiqué par l’éditeur.
Jack contre Fnac
Sept ans de bataille semblent avoir pris fin. Si Lang se rengorge, le pire est à venir. Sur le conseil de son staff de juristes, Essel annonce que la Fnac va se transformer en coopérative pour pratiquer en toute légalité une ristourne substantielle, entre 10 % et 12 %, sur le prix des livres. De son côté, Leclerc, qui complote aussi pour contourner la loi, trouve une drôle de parade: vendre les mêmes ouvrages à deux tarifs différents, le «prix Lang», et le «prix Leclerc» discounté de manière sauvage. Carrefour envisage de créer une société d’édition pour mettre sur le marché des «livres libres». Finalement, en février 1982, le président de la Fnac jette l’éponge, après que le gouvernement a fait passer le message que son obstination risquait de lui coûter sa tête. Leclerc persiste. On trouve ainsi dans ses rayons Un crime très ordinaire de Max Gallo à deux prix : prix Lang: 69F, prix Leclerc: 54,50F… En parallèle, l’entrepreneur breton a déposé un recours auprès de la Cour de justice de l’Union européenne, à l’époque Cour de justice des Communautés européennes, pour entrave à la liberté du commerce. Si le match Jack contre Fnac s’est terminé à l’avantage du premier, celui contre Leclerc paraît plus indécis. Le trublion saisit aussi en 1983 le Conseil d’Etat parce que l’arrêté instituant des amendes de 150 à 200F pour un livre vendu au-dessous du prix réglementaire n’a pas été signé par le ministre de l’Economie. La guérilla ne faiblit pas. En mars 1984, avant le Salon du livre à Paris, un millier de libraires signent une pétition pour demander aux éditeurs «de cesser de servir toute commande au centre Leclerc», avec ultimatum au 10 avril. Si les éditeurs persistent à vouloir écouler leurs stocks chez Leclerc, ils les boycotteront.
«égalité des chances»
Mais la Fnac revient dans l’arène. Ce même printemps, pour pouvoir faire ses rabais, l’enseigne fait transiter ses livres à l’étranger, par la Belgique en particulier. Dans les rayons, elle affiche «prix européen» et un bandeau vert sur les livres. Gallimard décide alors de couper ses livraisons et porte le différend en justice, suivi par une dizaine d’éditeurs. La Fnac est à nouveau obligée de reculer. Mais il reste encore une grosse cartouche pour la grande distribution : la décision européenne qui, espèrent-ils, leur donnera enfin raison. «Tintin pour la Fnac et vive la Belgique libre» titre Libé le 11 janvier 1985. Rien à reprocher à la loi Lang, ont décrété les juges, car elle laisse à chaque éditeur la liberté de fixer un prix pour ses livres, il n’y a donc pas d’entente entre entreprises, donc pas d’infraction à la concurrence européenne. Elle parle même de «spécificité du livre». La hache de guerre devrait être enterrée. «La droite est revenue au pouvoir avec une politique libérale et de privatisation, dit Yves Surel, professeur de sciences politiques à Paris-II et auteur de l’article sur la loi Lang dans les Années Lang (Documentation française). Mais Léotard [le ministre de la Culture] a compris très vite que c’était une loi qui avait l’assentiment de l’ensemble de la profession, la Fnac elle-même s’y est convertie.»
En quarante ans, la loi n’a pas entraîné l’inflation redoutée. Le premier bilan à un an et demi d’application était positif : après des années 1980 et 1981 dépressives, 1982 a vu l’édition se redresser nettement. «Finalement, la loi Lang produisit ce que nous en attendions : une consolidation de la diversité de la production», écrit Christian Thorel. Et une consolidation du réseau de librairies. Elle a fait école au Portugal, en Espagne, en Grèce, en Italie, en Belgique depuis 2019. «Elle a une dimension européenne, dit Yves Surel. Elle a débordé largement du territoire.» Quelques départs de feu ont été allumés avec le développement du commerce en ligne. En 2008, deux députés tentent de déposer un amendement pour réduire de deux à un an la durée du prix fixé par l’éditeur. On suspecte le lobbying d’Amazon et de Leclerc. La même année, la cour de Versailles donne raison à la plateforme Alapage contre les libraires «traditionnels» en estimant que le port gratuit d’un livre offert par un libraire en ligne ne constitue pas une infraction à la loi… Une petite victoire côté Goliath cette fois. Mais il n’y a pas grand monde pour remettre la loi en cause aujourd’hui. «Je l’appelle la loi de l’égalité des chances, dit l’éditrice Sabine Wespieser, qui permet à des maisons comme la mienne d’exister.» On la dit aussi «naturelle», «écologique» car elle protège tout un écosystème. Dans ce domaine, on aura été plus percutant que pour le climat. •
(1) Que vive la loi unique du prix du livre ! Association
Verbes, 127 pp.