«C’était sauver la librairie, l’édition, les écrivains»
Premier ministre de la Culture de Mitterrand, Jack Lang fait voter en juillet 1981 la loi fixant le prix unique du livre. Il revient pour «Libération» sur cette mesure «emblématique».
Ministre de la Culture puis de l’Education nationale de François Mitterrand, président de l’Institut du monde arabe depuis 2013, Jack Lang a conçu la loi sur le prix unique du livre en 1981, première grande mesure du septennat socialiste et de sa politique culturelle volontariste. Entretien.
Que vous inspire ce chiffre : 53% des Français de plus de 18 ans ne savent pas que le livre a un prix unique, selon un sondage après le deuxième confinement ?
Cela ne m’étonne pas et me réjouit en partie : près de la moitié des gens sont au courant. L’important, c’est d’avoir une ou plusieurs librairies dans sa ville qui apporte le bonheur du livre. Cette loi a quarante ans. On ne va pas tambouriner tous les jours : «Vive la loi sur le prix unique du livre.»
Avez-vous souvent été amené à la défendre ?
J’ai été invité dans de nombreux pays par les libraires, les éditeurs, les écrivains. Et je peux dire qu’elle n’était pas une évidence. Ce n’est pas anormal que les gens puissent penser que le prix des livres n’est pas fixe. Notre loi est contre le sens commun. C’est pour cette raison qu’elle a suscité de multiples résistances, et pas seulement de la Fnac ou de Leclerc. Il a souvent fallu expliquer que dans la chaîne du livre, chaque pièce tient l’autre. Sans libraire, pas d’éditeur, sans éditeur pas d’écrivain, et inversement. Il faut expliquer pourquoi le discount pratiqué par la grande distribution, à des prix en dessous même du prix de revient, mettait en péril non pas seulement les libraires, mais à travers eux les éditeurs et la création littéraire. Il fallait expliquer que, pour subsister, un libraire doit établir une sorte de péréquation entre les livres à gros succès et ceux à rotation lente. Qu’entendez-vous par une loi «contre le sens commun» ?
A l’époque, c’était vraiment le cas. Nous étions socialistes, de gauche, cela apparaissait comme une mesure stalinienne. On ne peut pas se rendre compte aujourd’hui de la violence des affrontements idéologiques, politiques et de la violence aussi des ennemis de cette loi. M. Leclerc père et M. Essel, PDG de la Fnac et d’origine trotskiste, étaient très brutaux, voire insultants. Comment Jérôme Lindon vous avait-il convaincu de la nécessité d’un prix unique ? Jérôme Lindon était un personnage d’exception. Il se battait depuis plusieurs années pour le prix unique. Les choses ont pris un tour encore plus vif lorsque le gouvernement précédent, en la personne du ministre de l’Economie René Monory, a établi un arrêté qui interdisait aux éditeurs de conseiller un prix de vente public aux libraires. Cela laissait la voie libre à la Fnac et à Leclerc. En tant que conseiller culturel de François Mitterrand, j’ai souvent vu Jérôme Lindon, et j’ai aussi interrogé des économistes, des écrivains, des éditeurs… Pour ce sujet comme pour beaucoup d’autres, le Parti socialiste à l’époque travaillait beaucoup, avec un esprit de responsabilité. Mitterrand avait dit oui à Lindon, et on a introduit la mesure dans notre programme. Etait-elle si symbolique, cette proposition ?
Emblématique, et même plus que ça. C’était l’expression d’une philosophie, d’une conception de la culture, de l’art, de l’éducation dans la société. C’était bien sûr sauver la librairie, sauver l’édition, sauver les écrivains. Mais au-delà, c’est ce qu’on appelle l’exception culturelle. La culture est fragile, les oeuvres de l’esprit ne sont pas assimilables à des boîtes de tomates ou à des savonnettes. Chaque oeuvre d’art mérite d’être préservée. C’est pour ça que j’ai fait vite voter la loi, pour affirmer que l’exigence de création doit l’emporter dans une société sur la consommation passive, surtout sur le lucre et la rentabilité à court terme. La bataille pour la loi sur le prix unique du livre, personne ne s’en souvient, a duré presque quatre ans.
Vous attendiez-vous à une telle opposition ?
Pas à ce point. Comme nous voulions aller vite et que nous étions peut-être un peu naïfs, nous n’avions pas introduit de dispositions pénales dans le texte. Et clairement, avec une sorte d’effronterie, les Fnac et Leclerc se sont mis en infraction. On a fait adopter un règlement quelques semaines plus tard, et fait relever toutes les infractions. Mais Leclerc a invoqué l’article 177 du Traité de Rome qui autorise le tribunal à suspendre la procédure, pour interroger la Cour de justice des communautés européennes [aujourd’hui CJUE, ndlr]. Il avait soulevé l’exception de non-conformité pour atteinte à la libre concurrence. Le plus dur a commencé! J’ai fait tout ce que la morale me permettait pour faire passer un message positif auprès des juges et des publics européens. La cour a finalement confirmé notre loi. Etait-ce une de vos plus importantes batailles ?
Il y en a eu aussi pour l’opéra Bastille, la pyramide du Louvre, les colonnes de Buren, c’était des batailles permanentes, mais aussi passionnantes et excitantes. On avait une droite très vindicative et en particulier les proches de Chirac, qui ont d’ailleurs fait échouer le projet d’exposition universelle.
Cette loi n’a-t-elle eu que des avantages positifs ?
Elle n’a pas causé d’inflation. On a veillé au grain en réunissant plusieurs fois les éditeurs, les incitant à faire la promotion de la loi et à surveiller les prix.
La surproduction de livres pourraitelle être un effet pervers de la fixation du prix ? Peut-être. Je préfère une surproduction à une sous-production. Je n’aimerais pas être éditeur, et j’en serais incapable. Il y a des livres qui momentanément ne rencontrent pas de public. C’est ça l’esprit de la loi, c’est de donner leur chance à des livres qui ne rencontrent momentanément pas leur public. Il a fallu trente ans à Marguerite Duras avant qu’elle ne triomphe. Avec Internet, d’autres acteurs sont apparus. Que faudrait-il faire à votre avis ?
S’il y a eu quelques petits efforts, je trouve que globalement on n’est pas à la hauteur. Je me réjouis que Joe Biden ait tenu des propos forts vis-à-vis d’Amazon concernant l’excès de concentration. Bravo Biden ! Actuellement, il y a des menaces sur notre système, notre exception. J’entends dire par exemple que dans le cadre de l’accord avec les professionnels du cinéma, on veut profondément changer la chronologie des médias. Je me suis battu comme un fou pour ça. C’est très fragile. Il ne faut pas détricoter les choses. J’entends que Thierry Breton à Bruxelles veut prendre des mesures anticoncentration vis-à-vis des Gafa. Tant mieux. Qu’il aille le plus loin possible, il faut que nousmêmes on soit beaucoup plus vigilant pour préserver le cinéma national, la création cinématographique en général, pour préserver les droits des auteurs, les droits des créateurs de musique. Evidemment, on doit tenir compte des évolutions. Netflix, ça existe. Le streaming, ça existe. Mais quand on voit qu’avec la loi climat, on parle d’une exception au profit d’Amazon pour la construction d’entrepôts sur des terres agricoles, c’est l’exception culturelle à l’envers ! En même temps, il faut peut-être encourager davantage les librairies indépendantes. On ne va pas laisser faire Amazon tout puissant. Il faut faire passer le message, il faut mobiliser les professionnels.
Mais l’ambiance a changé depuis quarante ans…
Il faut la créer. Emmanuel Macron, dans son premier discours sur la Covid, a dit à juste titre qu’il faut se réinventer. Aujourd’hui, et cela dépasse le prix unique du livre, l’heure est venue d’un new deal culturel. Inspirons-nous de Roosevelt. Un new deal pour l’éducation, pour l’enseignement supérieur, la recherche scientifique, la culture… Un grand projet sur de nouvelles bases et en France, nous avons de très beaux restes. Résistons à cette domination nouvelle, qui n’est plus Hollywood. On peut et on doit réussir. J’ai voté la loi Hadopi, le seul socialiste. J’ai expliqué pourquoi : les artistes ne vivent pas seulement d’amour et d’eau fraîche. La France va présider l’Union européenne en janvier prochain et sur beaucoup de sujets, je pense que le Président a des cartes en main qui peuvent lui permettre de rebondir.
A l’occasion des quarante ans de l’arrivée au ministère de la Culture de Jack Lang paraissent : Jack Lang, une révolution culturelle, dits et écrits, édition établie et présentée par Frédéric Martel, Bouquins «la Collection», 1301 pp., 32€. Et, en librairie le 11 mai, Les années Lang, une histoire des politiques culturelles, 1981-1993 : dictionnaire critique, dirigé par Vincent Martigny, Laurent Martin et Emmanuel Wallon, la Documentation française, 524 pp., 27 €.