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«Un endroit où aller» pour rencontrer ses livres

La fermeture des librairies pendant le premier confinemen­t a inspiré à l’écrivaine Frédérique Deghelt une plateforme où lecteurs, auteurs et éditeurs se retrouvent et échangent.

- Alexandra Schwartzbr­od

Frédérique Deghelt venait de publier un nouveau roman, Sankhara (Actes Sud) quand les librairies ont fermé, en mars 2020, pour cause de pandémie. Toute la promotion prévue (rencontres et signatures dans les salons littéraire­s et les librairies, interviews, etc.) s’est arrêtée net et ce livre, qui lui avait demandé des années de travail, est tombé dans un trou noir. Un autre de ses ouvrages, Etre beau, réalisé avec la photograph­e Astrid di Crollalanz­a et exposé au musée de l’Homme, s’est retrouvé sans public. Contaminée au même moment par le virus, elle s’est effondrée. Avant de se relever quelques semaines plus tard, déterminée à tout tenter pour maintenir le lien entre auteurs, libraires et lecteurs. C’est ainsi qu’elle a créé, il y a tout juste un an, la plateforme numérique «Un endroit où aller». Le concept: une heure de rencontre chaque soir avec un auteur sur Internet, animée par un libraire et parfois une lecture par un comédien.

Ex-réalisatri­ce et coach d’émission de télé, Deghelt sait y faire pour éviter un rendu «Skype avec ma grandmère dans la cuisine», dit-elle. Avant la diffusion en direct, elle vérifie tout, le lieu, la lumière, le décor, le son et ne laisse rien au hasard. Les auteurs et les libraires n’ont quasi rien à faire, la technique est gérée par la petite équipe de la plateforme constituée de trois à quatre personnes, dont la libraire Nathalie Couderc.

«Sauvée».

Résultat, entre 200 et 4000 vues chaque soir. «Et ce ne sont pas forcément les auteurs de best-sellers qui font le plus de vues, cela tient beaucoup à la communicat­ion des éditeurs et des auteurs, sur les réseaux sociaux notamment», explique-t-elle. N’empêche que les auteurs de best-sellers se sont précipités, trop contents de retrouver le lien avec les lecteurs. Parmi eux, Agnès Martin-Lugand, Joël Dicker, Douglas Kennedy, Bernard Minier. Et aussi Tatiana de Rosnay, qui s’est retrouvée dans la même situation que Deghelt l’an dernier, avec un roman, les Fleurs de l’ombre (Robert Laffont, Héloïse d’Ormesson), publié quatre jours avant la fermeture des librairies. «Personnell­ement, j’ai été “sauvée” par cette plateforme. Ma tournée des librairies avait été annulée et pouvoir discuter ne serait-ce que par un écran interposé avec des lecteurs et des libraires m’a été indispensa­ble. Frédérique et Nathalie ont été les premières à imaginer ce système. Depuis, beaucoup de librairies se sont adaptées et proposent ce type de rencontres, dans d’autres pays aussi, avec notamment aux Etats-Unis A Mighty Blaze qui a été imaginé par un collectif d’auteurs, dont Jenna Blum, et qui anime des rencontres en ligne chaque soir.» Nancy Huston a aussi profité de la plateforme «Un endroit où aller» pour présenter il y a quelques jours son dernier roman, Arbre de l’oubli (Actes Sud). «J’ai trouvé la comédienne formidable et les questions des libraires très préparées et pertinente­s», nous a-t-elle dit.

Depuis juin, Frédérique Deghelt ne cesse d’innover. Elle demande désormais 300 euros à l’éditeur concerné pour chaque rencontre, ce qui lui permet de payer tous les frais et notamment les personnes qui travaillen­t avec elle. L’éditeur peut ensuite utiliser la vidéo de l’interview pour sa propre communicat­ion. Elle a par ailleurs noué un partenaria­t avec le site Lecteurs.com de la Fondation Orange, avec lequel elle organise des soirées thématique­s.

«Un endroit où aller», qui compte aujourd’hui 5 700 abonnés sur sa page Facebook et de nombreux libraires partenaire­s, en France et ailleurs, a-t-elle vocation à subsister une fois que la vie reprendra son cours normal ? Pas impossible. Certains éditeurs et auteurs pourront être tentés de rencontrer une partie des lecteurs par ce biais pour des raisons pratiques et économique­s. «Cela va continuer, bien sûr, affirme Tatiana de Rosnay. Si certaines personnes ne vont pas rencontrer des auteurs en librairie, c’est parce qu’elles sont timides, malades ou handicapée­s, voire géographiq­uement trop loin. Le numérique peut y remédier.»

«Plaisir».

Frédérique Deghelt vient ainsi de conclure un accord avec la délégation du Québec pour organiser chaque premier mercredi du mois une rencontre avec un auteur québécois. «Cette plateforme restera un bon complément, notamment pour les auteurs qui ne peuvent pas se déplacer, affirme Marie-Adelaïde Dumont, qui dirige la librairie Doucet au Mans. Frédérique nous a permis de continuer à faire notre métier mais je n’y participe pas dans un esprit de rentabilit­é. Cela fait surtout énormément plaisir aux lecteurs, cela crée de la communicat­ion, des échanges, un lien.»

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