ÉTATS-UNIS A la frontière mexicaine, des migrants pris au piège
Expulsés parfois à leur insu des Etats-Unis au titre de la lutte contre le Covid, des milliers de réfugiés d’Amérique centrale sont renvoyés vers Ciudad Juárez, l’une des villes les plus dangereuses du Mexique.
Ils franchissent un pont qui les ramène au Mexique, mais ils l’ignorent. Quand ils voient le mur en contrebas, ils comprennent. Plusieurs fois par jour, des groupes de migrants centraméricains sont expulsés à leur insu par l’un des ponts qui relient El Paso, aux EtatsUnis, à Ciudad Juárez. Une femme observe un long silence avant d’admettre qu’elle ignore dans quel pays elle se trouve. Dans son dos, certains ont «plus ou moins compris». «Mexico…» susurre-t-on. Quelques cris, un désespoir mêlé de consternation et de révolte, fusent. Les adultes scrutent les alentours, désorientés dans ce dédale de murs et de grillages, tenant leurs enfants dans les bras ou par la main. De l’autre, ils agrippent un sac transparent frappé du sigle «Homeland Security», qui contient les maigres vestiges de leur séjour dans un centre de détention aux Etats-Unis: des galettes salées, quelques papiers chiffonnés…
Couloir d’expulsions
Delmi, une jeune femme qui a quitté le Salvador à la mi-mars avec sa fille de 5 ans, explique, la voix entrecoupée de sanglots, qu’elle a traversé le Rio Bravo (fleuve frontière que les Américains appellent Rio Grande) quatre jours plus tôt, à plus de mille kilomètres de là. «Ce matin, ils nous ont fait monter dans un avion, ils nous ont dit qu’ils nous transféraient dans un autre centre aux Etats-Unis pour demander l’asile, raconte-t-elle. Nous sommes arrivés au pont et ils nous ont dit de marcher. Alors nous avons marché, sans savoir. En fait, ils nous ont jetés de l’autre côté du mur.»
«Les Etats-Unis entravent le droit d’asile d’une façon terrifiante, estime Tania Guerrero, avocate de l’organisation américaine Clinic, qui offre une assistance légale aux migrants. Le gouvernement américain les trompe. Ces personnes sont traitées comme des paquets, pas comme des êtres humains.»
Ces expulsions expéditives ont lieu depuis mars 2020 en vertu du dénommé «Title 42», une clause légale appliquée pour raisons sanitaires, en l’occurrence la pandémie de Covid-19. Mais elles sont subitement devenues très visibles depuis un mois, depuis que tous les migrants arrêtés dans la vallée texane du Rio Grande, un lieu de passage très fréquenté sur le tronçon est de la frontière, sont canalisées vers Ciudad Juárez. Le massacre en janvier de 19 personnes, la plupart des migrants guatémaltèques, dans l’Etat mexicain de Tamaulipas, a poussé les autorités américaines à renoncer à utiliser cette région du nord-est du Mexique comme couloir d’expulsions.
Sous le prétexte d’être protégés, les Centraméricains sont donc désormais renvoyés directement à Ciudad Juárez, qui demeure pourtant l’une des villes les plus dangereuses du pays. Les autorités locales n’avaient pas été prévenues et ont découvert cette modalité d’expulsions en interrogeant les migrants. Fin mars, Joe Biden affirmait que le Mexique «refusait de recevoir les migrants renvoyés», une déclaration que personne n’explique côtémexicain : à Ciudad Juárez, le pont voit défiler de 200 à 300 expulsés chaque jour.
«Crise évitable»
«La ville est le creuset de plusieurs phénomènes migratoires», explique Irving García, chargé du programme d’attention aux migrants du gouvernement de l’Etat de Chihuahua. Ceux qui cherchent à passer la frontière et les expulsés affluent dans les refuges. D’après García, cette situation excède la capacité d’accueil de la ville. «Ce n’est pas une crise migratoire, c’est une crise humanitaire, qui plus est totalement évitable», s’insurge l’avocate Tania Guerrero.
La ville frontalière s’est forgé une sale réputation dans les années 902000, quand les corps mutilés de femmes assassinées étaient retrouvés dans le désert. C’est aussi, de longue date, un lieu de passage des migrants. Depuis janvier, l’exode en provenance d’Amérique centrale s’est avivé sous l’effet de l’entrée en fonction de Joe Biden, perçu comme plus «humain» que son prédécesseur. De décembre à mars, le nombre de migrants interpellés par les agents d’immigration mexicains a triplé, passant de 6 000 à plus de 17 000.
«Il y a beaucoup de passeurs qui font croire que tous vont pouvoir entrer aux Etats-Unis, observe Alex Rigol, coordinateur à Ciudad Juárez de l’Organisation internationale pour les migrations. En agitant ces idées trompeuses, ils incitent les migrants à venir mais ces derniers restent bloqués à la frontière. Il n’y a pas de solution pour l’instant.»
Le 12 avril, la Maison Blanche annonçait que le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador allait maintenir 10000 effectifs de sa Garde nationale pour surveiller sa frontière sud avec le Guatemala. Le président mexicain dit accorder la priorité à la lutte contre le trafic de
mineurs non accompagnés. L’implication du Mexique dans la politique migratoire des Etats-Unis, y compris le fait d’accepter les expulsions, montre qu’avec Biden, le pays conserve son rôle de «mur antimigrants», renforcé sous la présidence de Donald Trump.
Les chassés-croisés permanents sur la frontière et une plus grande souplesse dans l’application de certaines mesures par Washington alimentent les malentendus. La rumeur d’une «frontière ouverte» s’est propagée avec l’annulation du programme «Rester au Mexique» imaginé par Trump, qui obligeait les demandeurs d’asile à attendre la résolution de leur cas en territoire mexicain. Depuis février, ils sont à nouveau admis aux EtatsUnis après avoir attendu jusqu’à deux ans en territoire mexicain, souvent dans des conditions sanitaires désastreuses. Plus de 1 500 d’entre eux, des Cubains,
Vénézuéliens et Centraméricains, ont déjà quitté Juárez. Tous les jours, d’autres les suivent, traversant d’un pas rapide le pont voisin de celui des expulsés.
«C’est un assassin»
Les réfugiés peinent à décrypter ces politiques, qui paraissent contradictoires et nébuleuses. «Beaucoup ont pu passer aux EtatsUnis alors qu’ils cherchaient seulement à gagner de l’argent de l’autre côté», critique Laura (1), une Salvadorienne expulsée en mai avec ses trois enfants, alors qu’elle était enceinte de huit mois. Elle considère que sa vie est en danger : «Je ne pourrais pas rentrer dans mon pays même si je le voulais. Les autorités devraient distinguer les cas qui ont réellement besoin de protection, comme le mien.»
Les menaces du chef de gang qui l’a retenue prisonnière pendant plusieurs années dans son pays, et dont
Les menaces du chef de gang qui a retenu Laura
prisonnière plusieurs années dans son pays lui sont parvenues jusqu’à Ciudad
Juárez. «Ils m’attendent là-bas
pour me tuer.»
était l’esclave sexuelle, lui sont parvenues jusqu’à Ciudad Juárez. «Ils m’attendent là-bas pour me tuer», dit Laura. Deux de ses enfants sont le fruit de viols en captivité. Avant qu’elle ne parvienne à s’échapper avec l’aide de sa famille, son tortionnaire lui avait montré la tombe qu’il avait creusée pour elle. «C’est un assassin, il tuait des gens sous mes yeux, raconte Laura, qui attend aujourd’hui à Ciudad Juárez une nouvelle opportunité d’être entendue aux Etats-Unis. Ce que j’ai vécu est réel et ma famille en subit encore les conséquences.»
Les témoignages des migrants révèlent souvent des situations hybrides où les problèmes sécuritaires viennent se greffer sur la précarité économique. Certains relatent avoir perdu leur source de revenus durant la pandémie ou après les ouragans de novembre, Eta et Iota, qui ont affecté près de 10 millions d’habitants en Amérique centrale. Ils ne peuvent plus payer la renta, le tribut prélevé par les maras, les gangs d’Amérique centrale, et sont forcés de fuir. Les premiers avertissements ne provoquent pas forcément un départ précipité. Mais les menaces grimelle pent en intensité et laissent peu d’alternatives.
«Un de mes fils a disparu et un autre a fui aux Etats-Unis après avoir reçu un tir dans la jambe», explique Cristelia Meléndez, une septuagénaire hondurienne qui a tenté sans succès de rejoindre sa famille côté américain, en compagnie de sa petite-fille de 3 ans.
Lettres de menaces
Souvent, les familles se divisent : les femmes partent d’abord. Le voyage, s’il inclut les services d’un coyote, d’un passeur, coûte entre 8 000 et 12 000 dollars (6 600 à 9 900 euros) par personne en fonction du point de passage. Au refuge de San Juan Apóstol, qui accueille des migrantes enceintes ou avec leurs enfants, Marta (1), une Guatémaltèque, tire du fond de son sac les lettres de menaces envoyées par un gang à sa famille. C’est le «dernier avertissement». «Nous savons
où vous vivez, nous connaissons vos horaires», intimident les grandes lettres arrondies, qui couvrent plusieurs pages. Marta et sa petite-fille ont été refoulées lorsqu’elles se sont livrées à la patrouille frontalière américaine. «On nous dit d’être patients, mais je crains pour la vie de mon mari et de mes fils qui sont restés là-bas.»
Les violences envers les migrants au Mexique ont atteint des niveaux insoupçonnés ces dernières années. Sur la frontière, de véritables réseaux de kidnappings fonctionnent à plein rendement. Rester à Ciudad Juárez, c’est vivre dans un piège susceptible de se refermer à tout moment. María (1) et ses deux filles, venues du Honduras, ont été séquestrées pendant deux mois dès leur arrivée à Juárez. «Nous étions livrées à nous-mêmes, dans cette ville que nous ne connaissions pas», ditelle, la voix brisée. Des cibles faciles. Leur famille aux Etats-Unis a payé plusieurs rançons, 6 000 dollars au total, avant qu’elles ne parviennent à s’échapper. «J’ai passé mon dixième anniversaire enfermée», raconte l’aînée.
Etre patient, attendre une opportunité… Les conseils entendus et répétés deviennent la mélopée des migrants. Tout semble conçu pour les décourager. Et pourtant, habités par une foi indéfectible, les Centraméricains entrevoient une seule solution : «Que Dieu touche le coeur de Biden.» •
(1) Les prénoms ont été modifiés.