Libération

La crise migratoire pousse Joe Biden à un premier recul

Confronté à un défi humanitair­e et politique, le Président semble tergiverse­r sur son ambitieuse réforme d’accueil et de régularisa­tion.

- Isabelle Hanne (à New York)

Premier du genre en trois mois de présidence Biden, le rétropédal­age de la Maison Blanche sur les quotas de réfugiés admis aux Etats-Unis a souligné combien les sujets liés à l’immigratio­n empoisonne­nt son début de mandat. La semaine dernière, le président américain annonçait l’annulation des restrictio­ns discrimina­toires imposées par Donald Trump à certains réfugiés selon leur pays d’origine (Somalie, Syrie, Yémen). Mais qu’il conservait le plafond historique­ment bas, fixé par son prédécesse­ur, de 15 000 admis cette année aux Etats-Unis. Joe Biden avait initialeme­nt annoncé que le pays accueiller­ait jusqu’à 62 500 réfugiés lors de l’année budgétaire en cours, qui s’achève en octobre, avant de porter le plafond à 125000 pour la suivante. Une multiplica­tion par huit du niveau légué par Trump, et l’une de ses promesses de campagne. Le tollé, au sein de son propre camp, a été immédiat. «Inacceptab­le», a critiqué le sénateur démocrate de l’Illinois Dick Durbin. L’élue de New York et figure de la gauche Alexandria Ocasio-Cortez a accusé Biden de «conserver les politiques xénophobes et racistes de l’administra­tion Trump», et de trahir ses électeurs. «Un recul préoccupan­t et injustifié» qui «laisse des milliers de gens dans les limbes et l’insécurité», a déclaré l’Internatio­nal Rescue Committee, qui rappelle que plus de 35 000 réfugiés ont déjà reçu leur autorisati­on de se rendre aux Etats-Unis, et que le processus est en cours pour plus de 100 000 autres.

Quelques heures plus tard, la Maison Blanche reconnaiss­ait que l’annonce avait semé «une certaine confusion», et assurait que le plafond n’était que provisoire et serait revu à la hausse d’ici à mi-mai. Mais la porte-parole Jen Psaki semblait déjà vouloir modérer les attentes : «En raison de l’état de délabremen­t du programme d’admission de réfugiés dont nous avons hérité», a-t-elle dénoncé, l’objectif initial de Biden «semble hors d’atteinte». Seuls 2 000 réfugiés se sont installés aux Etats-Unis lors de cette année budgétaire, entamée il y a plus de six mois.

Les deux bords politiques ont accusé Biden de céder à la pression face à la situation à la frontière sud. Les images des bateaux de migrants qui passent chaque nuit le Rio Grande tournent en boucle sur Fox News, et des figures républicai­nes se sont rendues à plusieurs reprises à la frontière ces dernières semaines pour enfoncer le clou médiatique. Conserver les quotas de réfugiés établis par Trump «montre que l’équipe Biden réalise que les flux à la frontière pourraient causer des défaites records aux élections de mi-mandat», a avancé Stephen Miller, l’architecte des politiques anti-immigratio­n de l’ex-président.

«Politique de la peur».

Psaki a reconnu que la situation à la frontière était «l’un des facteurs» des atermoieme­nts de l’administra­tion sur les réfugiés, affirmant que l’Office of Refugee Resettleme­nt «avait du personnel travaillan­t sur les deux sujets : nous devions nous assurer qu’ils avaient la capacité de gérer les deux». Le processus de demande d’asile à la frontière américano-mexicaine et celui pour les réfugiés du monde entier, dont les candidatur­es sont examinées pendant des années, sont pourtant deux systèmes distincts. «Les confondre revient à céder à la politique de la peur», a tancé le sénateur démocrate Richard Blumenthal.

L’ambition du président américain de renouer avec une politique migratoire «humaine», en contraste avec l’ère Trump, se heurte frontaleme­nt à cette crise à la frontière. L’augmentati­on des arrivées de migrants, entamée en avril 2020, est traditionn­elle à cette époque de l’année. Mais les arrestatio­ns y sont à leur plus haut niveau en quinze ans : 172 000 personnes ont été appréhendé­es par les gardes-frontières en mars après être entrées illégaleme­nt sur le sol américain, soit 71 % de plus qu’en février. En majorité, des migrants venus du «Triangle du Nord» (Guatemala, Honduras et Salvador),

ou du Mexique. Parmi eux, toujours plus de mineurs isolés, dont le nombre a doublé pour s’établir à 18 890, un record historique.

Pour l’administra­tion Biden, qui s’est engagée à ne pas expulser ceux-ci, ces arrivées constituen­t un défi humanitair­e, logistique et politique particuliè­rement délicat. L’opposition républicai­ne accuse l’assoupliss­ement des politiques migratoire­s d’avoir causé un «appel d’air». «Je ne vais pas m’excuser d’avoir aboli des politiques qui violaient le droit internatio­nal et la dignité humaine», s’est défendu le Président, fin mars face à la presse. Et si les EtatsUnis ont commencé à admettre une partie des demandeurs d’asile qui patientaie­nt depuis des mois dans des camps de l’autre côté de la frontière, bloqués par l’accord «Remain in Mexico» mis en place par Trump, l’administra­tion Biden continue d’expulser en masse (104 000 migrants en mars), s’appuyant sur des règles adoptées l’an dernier pour empêcher la propagatio­n du Covid-19.

«Dreamers».

Le Président affiche néanmoins sa volonté de s’attaquer aux «causes profondes» de ces migrations centraméri­caines – pauvreté, violence des gangs, corruption –, pour mieux les décourager. Il veut verser, au cours de son mandat, 4 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros) en aides additionne­lles aux pays d’Amérique centrale, l’une des propositio­ns de son ambitieuse réforme de l’immigratio­n, annoncée dès son premier jour à la Maison Blanche et introduite peu après au Congrès. Sa mesure phare : un chemin vers la régularisa­tion des 11 millions de clandestin­s vivant aujourd’hui aux Etats-Unis, qui leur permettrai­ent, en huit ans selon certains critères, d’obtenir la citoyennet­é américaine. Malgré des permis de travail inadaptés et très insuffisan­ts face aux besoins élevés de main-d’oeuvre dans l’agricultur­e, les usines de transforma­tion alimentair­es ou le bâtiment, le système migratoire américain n’a pas été réformé depuis trente ans.

Les records d’arrivées à la frontière, et l’instrument­alisation de cette crise par les républicai­ns, «condamnent, au moins à court terme, le vote d’une réforme de l’immigratio­n», déplore Randy Capps, du Migration Policy Institute. Et ce, même s’il y a des soutiens, dans les deux camps, pour régularise­r les travailleu­rs agricoles ou les «Dreamers», ces 800 000 jeunes sans-papiers arrivés enfants aux EtatsUnis. «Les républicai­ns disent que tant que la frontière semblera hors de contrôle, ils ne signeront rien», rappelle Capps. Les démocrates ne pourront surmonter l’obstructio­n de la minorité républicai­ne au Sénat, quand bien même ils réussiraie­nt à convaincre les modérés de leur propre camp. En privé, Biden aurait cependant donné des gages mardi aux élus hispanique­s du Congrès, promettant de faire voter certaines mesures de sa réforme via le processus de «réconcilia­tion budgétaire», qui permet un vote à la majorité simple (et non à 60 voix) de textes liés au budget.

«C’est toujours le même problème: à chaque fois qu’une réforme sérieuse de l’immigratio­n se prépare, l’attention se focalise sur la frontière, empêchant tout consensus, regrette Randy Capps. L’ironie, c’est qu’en l’absence de législatio­n, il est impossible de trouver des solutions pérennes, pour ceux qui veulent venir comme pour ceux déjà ici.» La dernière vague de régularisa­tion remonte au président républicai­n Ronald Reagan, en 1986 : plus de 3 millions d’immigrés y étaient éligibles, et avaient pu accéder en quelques années à la citoyennet­é. «La propositio­n de Reagan avait reçu un soutien bipartisan, conclut Randy Capps. Le climat politique, sur les affaires d’immigratio­n, était alors bien différent.»

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ?? Photos Ismail Ferdous. VU ?? A gauche : au point de passage
Puente Lerdo, à Ciudad Juárez, où des migrants sont renvoyés au
Mexique. Au centre : dans
un refuge de Ciudad Juárez. A droite : la police américaine à la frontière entre El Paso et Ciudad
Juárez.
Photos Ismail Ferdous. VU A gauche : au point de passage Puente Lerdo, à Ciudad Juárez, où des migrants sont renvoyés au Mexique. Au centre : dans un refuge de Ciudad Juárez. A droite : la police américaine à la frontière entre El Paso et Ciudad Juárez.

Newspapers in French

Newspapers from France