La crise migratoire pousse Joe Biden à un premier recul
Confronté à un défi humanitaire et politique, le Président semble tergiverser sur son ambitieuse réforme d’accueil et de régularisation.
Premier du genre en trois mois de présidence Biden, le rétropédalage de la Maison Blanche sur les quotas de réfugiés admis aux Etats-Unis a souligné combien les sujets liés à l’immigration empoisonnent son début de mandat. La semaine dernière, le président américain annonçait l’annulation des restrictions discriminatoires imposées par Donald Trump à certains réfugiés selon leur pays d’origine (Somalie, Syrie, Yémen). Mais qu’il conservait le plafond historiquement bas, fixé par son prédécesseur, de 15 000 admis cette année aux Etats-Unis. Joe Biden avait initialement annoncé que le pays accueillerait jusqu’à 62 500 réfugiés lors de l’année budgétaire en cours, qui s’achève en octobre, avant de porter le plafond à 125000 pour la suivante. Une multiplication par huit du niveau légué par Trump, et l’une de ses promesses de campagne. Le tollé, au sein de son propre camp, a été immédiat. «Inacceptable», a critiqué le sénateur démocrate de l’Illinois Dick Durbin. L’élue de New York et figure de la gauche Alexandria Ocasio-Cortez a accusé Biden de «conserver les politiques xénophobes et racistes de l’administration Trump», et de trahir ses électeurs. «Un recul préoccupant et injustifié» qui «laisse des milliers de gens dans les limbes et l’insécurité», a déclaré l’International Rescue Committee, qui rappelle que plus de 35 000 réfugiés ont déjà reçu leur autorisation de se rendre aux Etats-Unis, et que le processus est en cours pour plus de 100 000 autres.
Quelques heures plus tard, la Maison Blanche reconnaissait que l’annonce avait semé «une certaine confusion», et assurait que le plafond n’était que provisoire et serait revu à la hausse d’ici à mi-mai. Mais la porte-parole Jen Psaki semblait déjà vouloir modérer les attentes : «En raison de l’état de délabrement du programme d’admission de réfugiés dont nous avons hérité», a-t-elle dénoncé, l’objectif initial de Biden «semble hors d’atteinte». Seuls 2 000 réfugiés se sont installés aux Etats-Unis lors de cette année budgétaire, entamée il y a plus de six mois.
Les deux bords politiques ont accusé Biden de céder à la pression face à la situation à la frontière sud. Les images des bateaux de migrants qui passent chaque nuit le Rio Grande tournent en boucle sur Fox News, et des figures républicaines se sont rendues à plusieurs reprises à la frontière ces dernières semaines pour enfoncer le clou médiatique. Conserver les quotas de réfugiés établis par Trump «montre que l’équipe Biden réalise que les flux à la frontière pourraient causer des défaites records aux élections de mi-mandat», a avancé Stephen Miller, l’architecte des politiques anti-immigration de l’ex-président.
«Politique de la peur».
Psaki a reconnu que la situation à la frontière était «l’un des facteurs» des atermoiements de l’administration sur les réfugiés, affirmant que l’Office of Refugee Resettlement «avait du personnel travaillant sur les deux sujets : nous devions nous assurer qu’ils avaient la capacité de gérer les deux». Le processus de demande d’asile à la frontière américano-mexicaine et celui pour les réfugiés du monde entier, dont les candidatures sont examinées pendant des années, sont pourtant deux systèmes distincts. «Les confondre revient à céder à la politique de la peur», a tancé le sénateur démocrate Richard Blumenthal.
L’ambition du président américain de renouer avec une politique migratoire «humaine», en contraste avec l’ère Trump, se heurte frontalement à cette crise à la frontière. L’augmentation des arrivées de migrants, entamée en avril 2020, est traditionnelle à cette époque de l’année. Mais les arrestations y sont à leur plus haut niveau en quinze ans : 172 000 personnes ont été appréhendées par les gardes-frontières en mars après être entrées illégalement sur le sol américain, soit 71 % de plus qu’en février. En majorité, des migrants venus du «Triangle du Nord» (Guatemala, Honduras et Salvador),
ou du Mexique. Parmi eux, toujours plus de mineurs isolés, dont le nombre a doublé pour s’établir à 18 890, un record historique.
Pour l’administration Biden, qui s’est engagée à ne pas expulser ceux-ci, ces arrivées constituent un défi humanitaire, logistique et politique particulièrement délicat. L’opposition républicaine accuse l’assouplissement des politiques migratoires d’avoir causé un «appel d’air». «Je ne vais pas m’excuser d’avoir aboli des politiques qui violaient le droit international et la dignité humaine», s’est défendu le Président, fin mars face à la presse. Et si les EtatsUnis ont commencé à admettre une partie des demandeurs d’asile qui patientaient depuis des mois dans des camps de l’autre côté de la frontière, bloqués par l’accord «Remain in Mexico» mis en place par Trump, l’administration Biden continue d’expulser en masse (104 000 migrants en mars), s’appuyant sur des règles adoptées l’an dernier pour empêcher la propagation du Covid-19.
«Dreamers».
Le Président affiche néanmoins sa volonté de s’attaquer aux «causes profondes» de ces migrations centraméricaines – pauvreté, violence des gangs, corruption –, pour mieux les décourager. Il veut verser, au cours de son mandat, 4 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros) en aides additionnelles aux pays d’Amérique centrale, l’une des propositions de son ambitieuse réforme de l’immigration, annoncée dès son premier jour à la Maison Blanche et introduite peu après au Congrès. Sa mesure phare : un chemin vers la régularisation des 11 millions de clandestins vivant aujourd’hui aux Etats-Unis, qui leur permettraient, en huit ans selon certains critères, d’obtenir la citoyenneté américaine. Malgré des permis de travail inadaptés et très insuffisants face aux besoins élevés de main-d’oeuvre dans l’agriculture, les usines de transformation alimentaires ou le bâtiment, le système migratoire américain n’a pas été réformé depuis trente ans.
Les records d’arrivées à la frontière, et l’instrumentalisation de cette crise par les républicains, «condamnent, au moins à court terme, le vote d’une réforme de l’immigration», déplore Randy Capps, du Migration Policy Institute. Et ce, même s’il y a des soutiens, dans les deux camps, pour régulariser les travailleurs agricoles ou les «Dreamers», ces 800 000 jeunes sans-papiers arrivés enfants aux EtatsUnis. «Les républicains disent que tant que la frontière semblera hors de contrôle, ils ne signeront rien», rappelle Capps. Les démocrates ne pourront surmonter l’obstruction de la minorité républicaine au Sénat, quand bien même ils réussiraient à convaincre les modérés de leur propre camp. En privé, Biden aurait cependant donné des gages mardi aux élus hispaniques du Congrès, promettant de faire voter certaines mesures de sa réforme via le processus de «réconciliation budgétaire», qui permet un vote à la majorité simple (et non à 60 voix) de textes liés au budget.
«C’est toujours le même problème: à chaque fois qu’une réforme sérieuse de l’immigration se prépare, l’attention se focalise sur la frontière, empêchant tout consensus, regrette Randy Capps. L’ironie, c’est qu’en l’absence de législation, il est impossible de trouver des solutions pérennes, pour ceux qui veulent venir comme pour ceux déjà ici.» La dernière vague de régularisation remonte au président républicain Ronald Reagan, en 1986 : plus de 3 millions d’immigrés y étaient éligibles, et avaient pu accéder en quelques années à la citoyenneté. «La proposition de Reagan avait reçu un soutien bipartisan, conclut Randy Capps. Le climat politique, sur les affaires d’immigration, était alors bien différent.»