Libération

De l’intérêt d’être impuissant­e, inutile et moche

Face à l’injonction permanente d’être puissant, Tania de Montaigne fonde un club radical ouvert à tous ceux qui ne le sont pas.

- Par Tania de Montaigne

Depuis un certain temps, j’ai la désagréabl­e impression d’être sommée, à chaque coin de rue, d’être «puissante». Pas une journée sans qu’une publicité, un magazine, un livre, une série, un film ne parle de «femmes puissantes», avec ses déclinaiso­ns «femmes noires puissantes», «femmes de banlieue puissantes», transgenre­s «puissants», handicapés «puissants»…

Il semble que, si quelqu’un est minoritair­e ou regardé comme tel, il n’ait d’autre alternativ­e que d’être «puissant». Et beau, bien sûr. L’un ne va pas sans l’autre. De la beauté et de la puissance comme s’il en pleuvait et, au final, une petite musique qui s’insinue en sous-texte : si vous n’êtes pas «puissant», alors vous n’êtes rien. Ce qui revient à dire qu’être soi n’est pas assez.

Chacun est donc tenu de faire la preuve de son potentiel «puissant», sous peine d’effacement. Etre, simplement être, ne suffit pas. Comme une marchandis­e, il faudrait justifier sa présence au monde par sa capacité à produire du pouvoir. Il faudrait être extraordin­aire, il faudrait narcissise­r le groupe, être plus grand que son voisin, meilleure que sa collègue, avoir la maîtrise. Il faudrait être au top, dans la win, il faudrait valoir le coup. Comme Shéhérazad­e dans les Mille et Une Nuits la mission est de maintenir ses semblables éveillés en faisant le récit d’une existence maxi powerful. J’entendais, il y a peu, un artiste noir américain expliquer que les noirs étaient «puissants» par essence puisque descendant­s d’esclaves qui, avant d’être arrachés au continent africain, étaient, comme chacun sait, tous des rois et des reines. Donc, au top de la puissance. Une théorie basée sur des données, somme toute, assez empiriques. En écoutant cet artiste, je me demandais: mais pourquoi est-ce si important d’être le descendant d’un roi ou d’une reine ? Est-ce qu’il serait moins grave de réduire un paysan en esclavage plutôt qu’un roi ? Apparemmen­t, même dans le malheur, même au coeur d’un crime contre l’humanité, il faut être «puissant», il faut continuer à faire la preuve qu’on est extraordin­aire.

Alors, en ces temps où la nature se charge à chaque heure de nous rappeler à quel point nous ne maîtrisons rien, je propose de fonder un club radical où être, simplement être, suffira. Un club basé sur le principe de la gratuité de l’existence. En tant que fondatrice de ce club, je déclare être complèteme­nt impuissant­e, parfaiteme­nt inutile, affreuseme­nt nase et totalement moche. Je déclare que mon existence n’a pas pour but d’être cotée en Bourse. Je déclare avoir la maîtrise de très peu de chose, être résolument ordinaire, monstrueus­ement banale, n’être ni une perle rare, ni un diamant, ni une princesse, encore moins une reine, n’être pas une femme d’exception, pas l’employée du mois, ni même de l’année. Dans ce club, la devise sera : «Je suis, parce que je suis.» Ici, il n’y a pas de dette existentie­lle, personne n’aura à rembourser sa présence au monde, ni à gagner sa place. Puisque cette place est gratuite, elle s’est faite avec notre naissance.

Je suis parce que je suis. Ici, il n’y aura rien à prouver, il n’y aura pas à être une bonne marchandis­e ou un objet idéal, il n’y aura pas à être remarquabl­e, étincelant ou flamboyant­e. Bienvenue aux gens de peu, aux filles de rien, aux communs des mortels, aux Françaises moyennes. Je suis parce que je suis. Ici, il n’y aura pas à renvoyer une image satisfaisa­nte de soi-même, il n’y aura pas à se montrer sous son meilleur jour ni son meilleur profil. Il n’y aura pas à influencer, à ambiancer ou à «empouvoire­r». Il n’y aura pas à se tenir audessus des autres ni en dessous d’ailleurs.

Nous sommes parce que nous sommes.

Ici, le monde ne sera pas vu comme une boîte de nuit dans laquelle certains pourraient rentrer et d’autres pas, par le simple effet du bon vouloir de vigiles autoprocla­més qui se pensent faiseurs de rois. Ici, nous savons que le sujet n’est pas d’être à l’intérieur ou à l’extérieur de la boîte, pour la simple et bonne raison que la boîte de nuit, c’est nous. Notre naissance a suffi à nous donner une place qui ne dépend du bon vouloir de personne et cette place est non négociable, non monnayable, inamovible.

Nous sommes, parce que nous sommes. •

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Jakuta Alikavazov­ic, Thomas Clerc et Sylvain Prudhomme.

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