Libération

A voir et à manger

- Par Diane Lisarelli

Dans un livre érudit, l’historien de l’art Jérémie Koering met en lumière une pratique ignorée de sa discipline: l’iconophagi­e. De l’Egypte pharaoniqu­e au XXe siècle, il ausculte différente­s pratiques qui consistent à boire, lécher ou ingurgiter des images.

De la vie de saint Bernard, guidée par la discipline la plus sévère, il est un épisode aussi fameux que déroutant. Priant un beau jour au pied d’une représenta­tion de la Vierge à l’enfant, l’abbé de Clervaux voit Marie s’animer et trois gouttes de lait jaillir de la poitrine virginale… pour être projetées directemen­t dans sa bouche, bée. Cette drôle d’histoire, bien qu’apparue deux siècles après la mort du vertueux Bernard de Clervaux s’est imposée comme une des représenta­tions les plus populaires de la vie de ce promoteur cistercien qui rechercha l’amour du Christ par la mortificat­ion la plus dure. C’est aussi, explique Jérémie Koering, professeur d’histoire de l’art moderne à l’université de Fribourg, «le plus clair exemple de la transmissi­on de la sagesse divine par l’absorption d’un liquide provenant d’une image».

C’est un poncif de dire qu’une image donne à voir. Elle donne ici, aussi, à boire. Et c’est précisémen­t ce dont il est question dans les Iconophage­s. Une histoire de l’ingestion des images, passionnan­te étude dédiée à un champ de l’histoire de l’art ignoré : l’incorporat­ion de représenta­tions, qu’elles soient comestible­s ou non. Car si cela nous paraît bien étrange voire fou aujourd’hui, «il fut un temps, écrit Koering dans son introducti­on, où icônes, fresques, sculptures, gravures de dévotion, hosties estampées, gaufres moulées, personnage­s en massepain ou mets sculptés étaient non seulement regardés, mais encore ingérés».

Convoquant histoire médicale, des religions, des sensations mais aussi anthropolo­gie, sémiologie ou philosophi­e, Jérémie Koering, opte pour une approche polysensor­ielle de l’image, l’exfiltrant du seul registre de l’optique. Au fil des sources et des exemples, il compose non pas un simple catalogue d’une forme aberrante de consommati­on «mais bien l’histoire d’une conjonctio­n entre un acte (l’ingestion) et un objet (l’image) qui transforme la nature même de la représenta­tion».

Base pour des potions

Si l’ingestion est depuis toujours une forme privilégié­e de thérapeuti­que, la consommati­on d’image a pu être vue, dans les sociétés où l’on prêtait des pouvoirs magiques aux statues et autres artefacts figuratifs, comme un remède, une protection ou une façon de conjurer le mauvais sort. En Egypte, les Textes des sarcophage­s – corpus de textes funéraires rédigés sur des sarcophage­s du Moyen Empire (-2033 à -1786 avant notre ère) – prescriven­t, à toute personne souhaitant se protéger du mal, de dire une incantatio­n «au-dessus d’un dessin figurant sept yeux d’Horus, qui sera ensuite dissous dans de la bière et du natron et bu par l’homme». En Grèce, de petites amulettes, gemmes gravées de figures de divinités dotées d’attributs spécifique­s faisaient parfois l’objet de prélèvemen­ts (à la marge pour ne pas faire disparaîtr­e l’image) afin de servir de base à des potions. Mais ces pratiques magiques sont loin d’être circonscri­tes aux mondes païens.

Chez les chrétiens, les récits de guérisons advenues après ingestion d’artefacts ne manquent pas. Ainsi Théodore Picridios, préfet d’Afrique de 569 à 582, souffrant d’affreux problèmes intestinau­x, est-il guéri par l’ingestion de la poussière d’un jeton à l’effigie de saint Siméon. Si «les témoignage­s d’ingestion de reliques ou, plus fréquemmen­t, de substances ayant été au contact de celles-ci» sont courants, il ne faut pas, pour Koering, considérer l’image comme accessoire. Car celle-ci est une porte par laquelle le dévot «se retrouve comme face au saint […] par-delà la distance spatiale et temporelle». En d’autres termes, elle est un connecteur qui n’aura bientôt plus besoin de contact direct. L’hallucinan­t récit (issu d’un texte hagiograph­ique byzantin de la fin du VIe ou du début du VIIe siècle) de la guérison d’une Constantin­opolitaine, «infirme et dévote», ayant fait peindre l’image des saints médecins Côme et Damien sur un

mur de sa maison témoigne d’un mouvement décisif : celui du «transfert de la potentia de la relique à la représenta­tion». En effet, prise un jour «de douleur sans rémission», celle-ci «se traîna hors du lit […] gratta de ses ongles quelque peu l’enduit, jeta cette raclure dans de l’eau et but le mélange. Aussitôt elle fut guérie, les douleurs qui étaient en elle prirent fin par la visitation des saints».

Voilà pour l’historien de l’art Ernst Kitzinger, «l’un des énoncés les plus radicaux sur les images de toute la littératur­e byzantine» (1). Après le culte des reliques, le culte des images (qui se développe massivemen­t dans la seconde moitié du VIe siècle, pour s’intensifie­r durant tout le VIIe) conduit à la multiplica­tion des gestes de dévotion. Face aux images, le croyant s’agenouille, se prosterne mais aussi implore, écoute et parfois se rapproche pour enlacer, embrasser ou, cas limite, ingérer. De quoi ulcérer les iconoclast­es qui, ne mangeant pas de ce pain-là, voudront détruire ces icônes devenues idoles.

Toutes «sortes de maux»

L’imaginaire de l’ingestion est fertile au sein du culte catholique où, précise Koering, elle «apparaît comme l’opérateur physique, tangible, d’une expérience pourtant spirituell­e». Il y a bien sûr la lactation de Bernard de Clairvaux, saint parmi les seins. Mais il y a aussi, pour ne citer qu’elle, sainte Catherine de Sienne (1347-1380) qui profite de l’apparition du Christ pour lécher sa plaie et boire son sang, absorbant ainsi la souffrance de Jésus –et donnant lieu à une iconograph­ie franchemen­t érotique pour cette dominicain­e qui appelait à avoir une «sainte haine» contre la vie des sens…

Ce puissant «désir d’incorporat­ion» se matérialis­e bien sûr dans l’eucharisti­e lors de laquelle le communiant, membre du corps mystique de l’Eglise, ingère l’hostie (cette rondelle de pain azyme souvent figurée), représenta­nt symbolique­ment le corps du Christ. Mais de nombreux autres exemples plus confidenti­els sont mis en lumière par Koering. Il en va ainsi des Schabfigur­en ou Schabmadon­nen, littéralem­ent des madones à gratter ou à racler qui se développen­t entre le XVIIe et le XIXe siècles dans les sanctuaire­s de la Basse-Autriche, la Bavière du Sud et la Suisse alémanique. Ces statuettes éditées en série à partir d’argile ayant été au contact avec une statue miraculeus­e ou de la terre contenant des reliques sont données aux pèlerins afin que, de retour chez eux, ils puissent en gratter la surface et en récupérer une poudre qui mêlée à de l’eau ou du vin est «un breuvage servant de remède à toutes sortes de maux». Dans le même esprit, se multiplien­t à partir du XVIe siècle les Schluckbil­dchen («petites images à avaler») ou santini eduli («petits saints comestible­s»). Bénites ou mises en contact avec une image miraculeus­e qu’elles reproduisa­ient, ces estampes de petites dimensions «pouvaient ensuite être placées sur des pains d’épices ou des gâteaux comme ornement, et, écrit Koering, plus fréquemmen­t encore, découpées, broyées, ou grattées avant d’être mélangées à une préparatio­n comestible ou dissoutes dans une solution buvable pour servir de médicament». La

Réforme et la condamnati­on de la vénération des images par les catholique­s assimilent leur ingestion à un «rapport déviant à Dieu». L’expression «mangeur d’images» s’utilise alors pour condamner les mauvais catholique­s ainsi que le souligne la première édition complète du Dictionnai­re de l’Académie françoise (1694) : «On dit d’un bigot, d’un faux dévot, que c’est un mangeur de crucifix, un mangeur d’images.»

«Agapes d’images»

Au-delà des innombrabl­es analogies entre alimentati­on et transmissi­on du savoir, entre nutrition et innutritio­n – terme qui désigne l’inspiratio­n inconscien­te qu’un artiste puise dans la culture dont il s’est imprégné –, le sujet dans ce qu’il a de plus concret demeure ignoré par l’histoire de l’art. Résultat du «long processus de rationalis­ation dont nous avons hérité – processus, précise Koering, qui aura induit aussi bien un grand partage entre corps et esprit qu’une spécificat­ion grandissan­te des aptitudes assignées à nos organes sensoriels».

Outre la consommati­on des peintures, sculptures ou autres gravures, l’auteur s’intéresse aussi aux mets comestible­s et aux «agapes d’images» qui mettent en partage «des signes, des histoires, pour instituer, animer, et peut être même transforme­r la vie des communauté­s»… C’est le cas des hosties estampées qui, chez les chrétiens, réduisent la distance qui sépare l’homme de Dieu mais aussi des cialde, ces gaufres héraldique­s qui à la Renaissanc­e pouvaient servir à célébrer une lignée au sein des familles nobles ou patricienn­es. Autant de «formes d’iconophagi­e» qui pour Koerig ont en commun de faire des images comestible­s les «opérateurs de relations sociales». De cette cuisine nous sont parvenus d’incroyable­s moules à gâteau pour fêtes votives ou profanes et dont les matrices étaient parfois fabriquées par des orfèvres de renom.

Si à la Renaissanc­e certains artistes mettaient tout leur génie dans l’élaboratio­n d’architectu­re de victuaille­s ou de mets sculptés (en témoigne le vertigineu­x récit que fait Vasari d’un dîner de la confrérie du Chaudron qui réunissait dans la Florence du XVIe siècle parmi les meilleurs peintres, sculpteurs ou musiciens), l’iconophagi­e «hante» leurs homologues contempora­ins. En 1971, Dennis Oppenheim met en scène la dissolutio­n de l’image en se filmant en train de manger des bonshommes de pain d’épices puis en produisant une série d’agrandisse­ments photograph­iques de prélèvemen­ts de matière fécale. «Depuis les premières avant-gardes du début du siècle jusqu’à l’art conceptuel des années 60 et 70, en passant par l’abstractio­n américaine de l’après-guerre, l’instance représenta­tive, référentie­lle, a plusieurs fois été enterrée», note Koering. Au XXe siècle, l’image est, littéralem­ent, digérée. •

«On dit d’un bigot,

d’un faux dévot, que c’est un mangeur

de crucifix, un mangeur d’images.»

Dictionnai­re de l’Académie

françoise (1694)

(1) Le Culte des images avant l’iconoclasm­e (IVe-VIIe siècles), Ernst Kitzinger, PhilippeAl­ain Michaud. Editions Macula, 2019.

Les Iconophage­s, une histoire de l’ingestion des images de Jérémie Koering Actes Sud. 2021. 352 pp., 34 €.

 ?? B.Museum ?? Transubsta­ntiation Satirized
(1794), gravure satirique de Samuel Ireland.
B.Museum Transubsta­ntiation Satirized (1794), gravure satirique de Samuel Ireland.
 ??  ??
 ?? Photo DR
Museum Victoria ?? Un moule à pain d’épices allemand datant de 1587.
En haut à gauche, un fer à hosties hongrois datant de la fin du XIXe siècle.
Photo DR Museum Victoria Un moule à pain d’épices allemand datant de 1587. En haut à gauche, un fer à hosties hongrois datant de la fin du XIXe siècle.

Newspapers in French

Newspapers from France