Ciné / Morris Engel et Ruth Orkin, une première vague
Un formidable coffret rassemble l’oeuvre complète des cinéastes américains, précurseurs, avec «le Petit Fugitif», de la Nouvelle Vague française.
Sa bouille d’enfant frondeur a fait la couverture du plus célèbre numéro des Cahiers du cinéma – le n° 31, de janvier 1954, celui où François Truffaut déclarait la guerre à l’académisme léché de la «qualité française» dans son article «Une certaine tendance du cinéma français». Il n’y a pas de hasard. Tirée du Petit Fugitif (1953) –film minuscule quasi amateur, réalisé en autarcie par un couple de photographes américains, Morris Engel et Ruth Orkin (qui en assura le montage) et qui, contre toute attente, recevra cette année-là le lion d’argent à la Mostra de Venise,
au même titre que les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi et I Vitelloni de Fellini, excusez du peu –, l’image de ce bambin joufflu tenant dans ses poings serrés les projectiles qu’il s’apprête à lancer contre un chamboule-tout forain avait bien évidemment force de symbole. David contre Goliath, l’enfance d’un cinéma vibrant et vivant, contre les vieilles lunes empesées de l’industrie dont le critique allait faire sa cible. En découvrant la grâce trébuchante de cette échappée buissonnière, celle du petit Joey (Richie Andrusco, 7 ans), gamin de Brooklyn s’ébrouant en roue libre dans le parc d’attractions de Coney Island le temps d’un week-end, on perçoit aisément ce qui avait pu séduire les futurs artisans de la Nouvelle Vague qui en feront leur secrète figure tutélaire: un cinéma du dehors renouant avec les balbutiements du muet, un art ténu de la dépense, tout en libertés et en désirs frémissants, pour laisser s’engouffrer par tous les pores, la vie comme elle va, ses accrocs inopinés et ses éclats inespérés. Voilà à quoi devra ressembler le cinéma, leur cinéma.
Ouvrir, avec une effrontée innocence, la voie de l’indépendance bien avant le Shadows de John Cassavetes, tel est l’héritage que léguera donc le Petit Fugitif. Et si, selon l’analyse du critique Alain Bergala, le film porte en sa chair l’essence du cinéma moderne, formant le chaînon manquant entre le néoréalisme italien, la Nouvelle Vague française et le cinéma indépendant américain, c’est presque malgré lui, tant il semble avoir été conçu à rebours de toute forme de manifeste.
Mimiques.
Figures de la street photography aux côtés de Paul Strand, Berenice Abbott ou Robert Frank, le seul trait commun qui traverse les films de Morris Engel et Ruth Orkin, prolongeant en cela leur travail photographique, c’est le désir de saisir le brouet de l’existence au plus près du vif, dans les rues de ce New York populaire et fiévreux, où Engel a passé son enfance, et qu’il n’aura cessé, comme les héros de ses films, de sillonner à pied, une caméra Reflex à la main.
Car c’est justement sous le signe du «dehors», que se place cette oeuvre succincte – quatre longs métrages, étoffés d’une poignée de courts et quelques spots publicitaires, tous rassemblés dans ce formidable coffret édité par Carlotta Films, judicieusement intitulé Outside. D’ailleurs leurs conditions de tournage rejoignent celles des photoreportages : il s’agit à chaque fois de capter «l’instant décisif» (selon la formule de Cartier-Bresson), mais en l’inscrivant néanmoins dans un cadre patiemment défini en attendant que la vie le déborde, avec un soin apporté à la composition et à la lumière, toujours splendides. Comme s’il s’agissait moins d’enregistrer le monde que de le recréer, de s’en faire le témoin en passant par le filtre d’une humanité rêveuse, un procédé où la mise en scène laisse une grande part à l’improvisation, aux accidents du réel, à la grâce d’un visage labile, à ses mimiques involontaires. Grâce à sa caméra 35 mm portable fabriquée pour l’occasion, malgré un budget squelettique (30000 dollars), Engel suit les péripéties de l’interprète du Petit Fugitif, épousant ses déambulations avec une liberté de mouvement fantastique.
Fugue.
L’intrigue, coécrite avec le scénariste Ray Ashley, est minimale – un enfant croyant avoir tué son frère se réfugie à Coney Island où, oubliant son «crime», il se laisse rattraper par la vie et s’adonne à toutes sortes de jeux et gourmandises. Manège, chamboule-tout, baseball, tours de poney, barbe à papa, etc. Comme si seule comptait l’aventure de ce corps énergique, livré à lui-même. L’enfance – autre fil conducteur qui traverse l’oeuvre d’Engel et Orkin – devient un territoire, le lieu d’une liberté primitive, une sauvage innocence, en deçà du monde des adultes et de ses conventions sociales. En cela, c’est un passeport formidable, une source de fiction inépuisable, qui jamais ne dépouille les images de leur puissance documentaire.
Les autres films du couple portent tous ce même regard tendre et généreux sur la middle class américaine, d’ordinaire ignorée d’Hollywood. Dans Lovers and Lollipops (1956), où une jeune veuve tente de présenter son nouvel amant à sa petite fille qui lui donne du fil à retordre, New York et ses sites touristiques devient à son tour un parc d’attractions géant où le couple se perd, comme s’il égrenait en l’idéalisant la promesse de sa future vie commune. Dans Wedding and Babies (1958), c’est la fugue dans les rues de Little Italy de sa mère âgée atteinte d’Alzheimer, qui cristallise le mal-être d’un photographe tiraillé entre son quotidien sans éclat (immortaliser des mariages et des naissances), ses ambitions reportées sine die et l’amour de sa copine qui aimerait fonder une famille… Enfin, seul film en couleurs, inédit jusqu’à ce jour, I Need a Ride to California (1968) préfigure la gueule de bois de la révolution hippie en suivant le quotidien d’une jeune marginale californienne, installée à Greenwich Village, filmant sa vie comme elle la rêve, mais bientôt rattrapée par la désillusion et la violence du monde…
Outside de Morris Engel et Ruth Orkin.
Coffret trois Blu-ray (Carlotta).