Expo / Métro, boulot, photos
L’agglomération Creil-Sud-Oise lance la quatrième édition du festival en plein air Usimages. A travers une dizaine d’accrochages, les clichés, historiques ou non, réhabilitent ou moquent le monde de l’entreprise moderne.
Al’heure du télétravail, plus que vivement préconisé, on ne peut s’empêcher de déceler une pointe d’incongruité ironique dans la vocation d’Usimages, biennale de photographie qui documente la vie en entreprise. Un vaste dessein, indéniablement instructif, qui éclaire sur plus d’un siècle les pans socio-économico-culturels des époques traversées avec plus ou moins de prévenance et de considération pour les masses laborieuses.
Organisé à une soixantaine de kilomètres au nord de Paris, par l’agglomération Creil-Sud-Oise, qui englobe onze localités, le festival (au budget de 100 000 euros) privilégie cette année la thématique «Santé et sécurité au travail».
Grand brochet.
Un intitulé pas sexy pour deux clics, qui pourtant cache bien son jeu, à travers une douzaine d’expositions soignées et jamais rébarbatives, implantées dans des cadres souvent bucoliques, de l’étang du village de Rousseloy (avec, en arrière-plan, une grand-mère et son petit-fils taquinant un grand brochet dans un étrange remake picard de Big Fish), aux berges d’un grand parc insulaire de Creil, sur les bords de l’Oise. Car, précision d’autant moins négligeable qu’elle permet à la quatrième édition d’exister à peu près comme si de rien n’était, l’intégralité de l’accrochage, toujours gratuit, est en plein air. «Nous sommes dans une région qui ne possède pas une forte identité, contrairement au bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, par exemple, concède Frédéric Boucher, créateur et directeur artistique d’Usimages (également à la tête du festival de Beauvais, les Photaumnales, via le pôle photographique Diaphane). Longtemps, le secteur a prospéré autour des activités liées à la chimie, l’automobile et la sidérurgie, avant que le territoire ne sache plus trop quoi faire de ce patrimoine industriel devenu encombrant, au point de le faire parfois disparaître. A l’inverse, nous y voyons une source de fierté et d’inspiration, le monde de l’entreprise, par-delà une dimension spontanément perçue comme “alimentaire”, pouvant même se révéler un formidable terrain de jeu et d’expérimentation pour les photographes, à l’exemple des images de tuyaux de Jean-Pierre Sudre que nous présentions ici même en 2009.» Ou, cette année, du regard poilant de feu le Suédois Lars Tunbjörk, traquant la cocasserie dans les moindres branchements de câbles ou postures de cols blancs comme exfiltrés de la série The Office ; ou, dans un registre plus strict, de la pertinente réflexion sociologique menée par trois femmes, Cécile Cuny, Nathalie Mohadjer et Hortense Soichet, autour d’employés de la logistique.
Parmi ces accrochages, il en est un qui nous replonge dans le tertiaire seventies en pleine expansion. Nous sommes au début des années 70, à Chauray (Deux-Sèvres), au siège social de la société d’assurances Maaf, ou à la caisse régionale du Crédit agricole de Rennes, où chacun s’affaire dans une ambiance à l’évidence si studieuse qu’un taille-crayon tombant par terre doit faire l’effet d’une déflagration : bureaux au cordeau, mobilier blanc, moquette marronnasse, faux plafonds modulaires avec luminaires encastrés… Et personnel au garde à vous, avec une répartition des postes si genrée (sténo-dactylo permanentées, archivistes mâles à l’air lugubre…) qu’elle inspire aujourd’hui un sourire navré.
Eloge vitrifié du fonctionnalisme, dont les touches modernistes griffent l’élan prospère, la série en question fait partie de l’insondable fonds Heurtier. Un trésor longtemps englouti, sauvé du naufrage il y a une dizaine d’années, quand le musée de Bretagne, à Rennes, hérite d’une montagne de négatifs, souvent classés, légendés, datés, et parfois associés à des tirages, posés sur une palette qui s’apprête à partir à la benne. Et qui, aujourd’hui, revit à la faveur d’un énorme travail de numérisation, que «l’inexorable détérioration du plastique rend urgent».
Démêlés.
De fait, si le nom de Bernard Heurtier, créateur d’une «société de créations artistiques» en activité de 1961 à 1978, n’est pas (encore) passé à la postérité, l’histoire n’en mérite pas moins d’être contée. Comptable de formation, l’homme (mort en 2019, après avoir eu sur le tard des démêlés avec la justice) adore aussi la photo et l’aviation. Ce qui l’amènera à lancer un business de prises de vue aériennes, écoulées à droite à gauche (magasins, mairies, revues). Mais aussi à sillonner les boîtes de l’Ouest, alors en pleine expansion (usines, hôpitaux, lycées, grandes surfaces : la région n’est qu’une interminable enfilade de chantiers), où ses employés (il y en aura jusqu’à six), appelés «opérateurs-tireurs de photos industrielles», travaillent vite et bien, avec des chambres grand format 13×18 cm.
Jamais critique, le boulot consiste alors à répondre à l’attente du commanditaire, chantre d’une culture d’entreprise qu’il célèbre à travers des agrandissements accrochés dans les locaux ou des salons. Le tout formant selon Laurence Prod’homme, conservatrice du musée de Bretagne, un fonds aussi «extraordinaire» (35 825 items le composent) qu’instructif. Notamment quand il renseigne sur l’évolution du monde du travail, en général, et la condition des femmes, en particulier, que les images révèlent asservies, alors qu’à l’époque, occuper un emploi, même manifestement subalterne, constituait pour beaucoup «les premières marques d’indépendance amenant à une forme de libération».
Usimages biennale de l’agglomération Creil Sud Oise, visite libre, jusqu’au 20 juin.