Catalogues, la nouvelle chasse aux trésors
Plutôt que d’en confier la gestion à des éditeurs musicaux, de plus en plus d’artistes préfèrent abandonner toute propriété sur leurs chansons pour les vendre au prix fort. Un marché s’ouvre et attire de nouveaux acteurs qui flairent la bonne affaire.
Début mars, David Crosby, légende du rock américain, a confirmé avoir vendu l’intégralité de son catalogue – soit l’ensemble des chansons qu’il a composées – à Iconic Artists Group, une société fondée par l’ancien manager des Eagles, Irving Azoff. Le montant de la transaction reste inconnu, mais on peut parier que l’exmembre des Byrds et, bien sûr, de Crosby, Stills, Nash & Young a touché un joli pactole. Dès la fin de l’année dernière, le rocker octogénaire avait pointé du doigt la nécessité économique de cette vente : «J’ai une famille et un prêt, je dois prendre soin d’eux, donc c’est ma seule option.» Il réagissait à une nouvelle qui, dans une année 2020 moribonde, a produit l’effet d’un séisme: Universal Music Publishing Group venait d’annoncer le rachat du catalogue de Bob Dylan (plus de 600 chansons) pour plus de 300 millions de dollars. Cette cession s’inscrit dans une tendance lourde: de plus en plus d’artistes (Debbie Harry et Chris Stein de Blondie, Stevie Nicks de Fleetwood Mac…) vendent leurs chansons contre des montants substantiels plutôt que d’en confier la gestion à des éditeurs. Et choisissent d’abandonner toute propriété sur leur catalogue.
La pandémie a eu un rôle non négligeable dans les décisions de certains musiciens, selon Nicolas Galibert, président de la filiale française de Sony Music Publishing, qui gère plus de trois millions de chansons (dont celles des Beatles, des Rolling Stones ou de Michael Jackson) et vient d’annoncer l’acquisition du catalogue de Paul Simon. «En ce qui concerne la vente du catalogue de Dylan, qui était jusque-là en gestion chez nous, ça a été extrêmement soudain et rapide. Universal en a fait des gorges chaudes parce que c’était une belle prise de guerre mais aussi parce que la société va entrer en Bourse. De manière générale, si des
négociations étaient en cours avant, les décisions ont été accélérées par la pandémie. Je suis sur une acquisition importante, le catalogue d’un grand artiste français, et je sais que la crise a joué. Etre à l’arrêt pour un artiste, aussi important soit-il, c’est compliqué… Il va très probablement y avoir des opportunités d’acquisitions cette année ou en 2022.»
«Le plus vieux métier de l’industrie musicale»
La pandémie à elle seule ne peut expliquer l’effervescence qui anime actuellement le monde de l’édition musicale. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne connaît pas vraiment la crise. «Malgré mais aussi grâce à la pandémie, certains éditeurs majeurs ont su réaliser en 2020 des performances de progression à deux chiffres par rapport à 2019, permettant ainsi de consolider les résultats souvent plus modérés des labels sur la période», commente Jacques Sanjuan, exdirecteur artistique à Universal Music Publishing et désormais consultant. Charles Braud, de Downtown Music Publishing, société qui administre notamment les catalogues de Baxter Dury, A-Trak, Joan Baez, Etienne Daho ou Vanessa Paradis, ajoute, au sujet de l’ébullition des derniers mois : «C’est aussi la validation du modèle économique de l’éditeur, le plus vieux métier de l’industrie musicale. A l’origine, bien avant l’apparition de la radio et du disque, la partition étant l’unique moyen de diffusion des chansons, le métier d’éditeur consistait à imprimer, distribuer et vendre des reproductions graphiques des oeuvres.» Depuis, le métier a bien changé. «La filière musicale repose sur trois secteurs : le live et l’activité discographique – qui vendent directement aux consommateurs –, et l’édition musicale, plus en retrait, qui récolte les droits d’auteur», explique Nicolas Galibert. En France, la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) récolte des droits d’auteur dès que des compositions appartenant à ses membres sont interprétées sur scène ou utilisées en dehors du cercle privé. Sont concernés : les ventes de CD ou de vinyles, le streaming, les concerts, les passages radio ou télé, les publicités, les films et même la diffusion dans les aéroports, les commerces et chez les coiffeurs. «Dès que la musique est utilisée en dehors du cercle familial, on doit toucher des droits, même modestes», résume Nicolas Galibert.
Des start-up sur la brèche
En décembre, pour justifier sa décision de vendre ses chansons, David Crosby pointait du doigt le streaming – «Il a volé le revenu de mes enregistrements.» Pourtant, il semble contribuer à rendre les catalogues d’artistes encore plus précieux : dans un monde où la musique est de plus en plus dématérialisée, ils constituent les trésors ultimes et attisent d’autant plus les convoitises. A la manière des catalogues de droits des films de cinéma ou des séries télé qui se vendent et se revendent d’autant plus aisément que les canaux de diffusion se multiplient depuis l’apparition des plateformes.
Parmi les nouveaux acteurs de l’édition musicale, Hipgnosis Songs Fund fait beaucoup parler d’elle. Cofondée il y a trois ans par Nile Rodgers de Chic et le Canadien Merck Mercuriadis, cette société britannique enchaîne les acquisitions de prestige: la moitié des droits sur le catalogue de Neil Young, 33000 chansons jusqu’alors gérées par Kobalt Music Copyright (avec des titres de George Benson, des B-52’s ou Skrillex). Cela s’ajoute aux catalogues de Blondie, Timbaland et Mark Ronson, à des tubes de Beyoncé, Mariah Carey ou David Guetta. Pour augmenter son répertoire, Merck Mercuriadis fait fructifier le réseau acquis grâce à son ancien métier, manager de Beyoncé, d’Elton John ou des Guns N’Roses. «Mes rivaux sont des banquiers qui ont juste un chèque à offrir. Les auteurs-compositeurs savent que j’ai eu du succès et que j’ai construit ma réputation avec les artistes et pas à leurs dépens. Si les chansons sont leurs enfants, je suis leur meilleur parrain.» Jacques Sanjuan observe : «Hipgnosis Songs Fund a su lever en moins de deux ans plus d’un milliard d’euros. Cette manne est évidemment très attractive pour les hitmakers et les top artistes mondiaux du moment. Hipgnosis est très dynamique dans ses signatures et ses acquisitions.»
Une révolution façon droits du foot
Pour l’heure, Merck Mercuriadis ambitionne de révolutionner l’échiquier de l’édition musicale et s’attaque aux trois éditeurs liés aux majors de la musique : Sony Music Publishing, Universal Music Publishing Group et Warner Chappell Music. «Leurs voix, qui devraient se faire entendre pour défendre les compositeurs, restent silencieuses. Nous restons dans le même système vieux de soixante-quinze ans qui ne reconnaît pas l’importance de l’auteur-compositeur et le laisse dramatiquement sous-payé.» Lui refuse d’ailleurs qu’Hipgnosis soit qualifié d’éditeur musical et préfère le terme de «manager de chansons». S’appuyant sur les levées de fonds dont sa société a bénéficié, il prévoit dans les droits d’auteur une révolution comparable à celle qui a eu lieu dans le foot en Angleterre, où droits télévisés et salaires ont connu une inflation folle. «J’ai pu démontrer à la communauté financière que des chansons établies sont des investissements aussi fiables que l’or ou le pétrole mais, en réalité, meilleurs vu que leurs revenus ne sont pas corrélés à ce qui se passe dans le monde.»
La France n’a pas pour l’heure connu d’achats de catalogues aussi symboliques que ceux de Dylan ou Neil Young. Les potentielles cibles en vue d’acquisitions ne manquent pourtant pas. Nicolas Galibert de Sony Music Publishing analyse : «On ne sait pas lesquels sont susceptibles d’être vendus mais les plus iconiques sont ceux de Jean-Jacques Goldman, Francis Cabrel ou Pascal Obispo.» Charles Braud, de Downtown Music Publishing, complète : «Beaucoup d’artistes sont restés propriétaires de leurs droits éditoriaux comme Carla Bruni, Julien Clerc, Jane Birkin, Benjamin Biolay ou Etienne Daho. Cette tendance s’amplifie, avec l’avènement d’artistes-entrepreneurs qui conservent leurs droits, notamment dans le rap et la musique urbaine.» C’est dans cette direction que regarde Jacques Sanjuan : «Signer le publishing de Jul [plus de 20 albums, dont 5 classés en 2020 parmi les 100 meilleures ventes, ndlr] devrait faire fantasmer tout éditeur français.» Le catalogue du rappeur marseillais va-t-il être l’objet d’une surenchère inédite ? En tout cas, Merck Mercuriadis prédit : «Les chansons sont disponibles à un prix accessible aujourd’hui mais leur valeur va tripler durant les dix prochaines années.» •
«Des chansons établies sont des investissements meilleurs que l’or ou le pétrole vu que leurs revenus ne sont pas corrélés à ce qui se passe dans le monde.»
Merck Mercuriadis de Hipgnosis Songs Fund