Will Self par lui-même Années drogue d’un jeune Anglais de type oxfordien à la frontière du punk
En 1953, dans Junky, William Burroughs écrivait : «J’ai appris l’équation de la came. La came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie.» Will explore, à travers quelques années de jeunesse de Will Self, aujourd’hui âgé de 59 ans, ce mode de vie ; mais, si plusieurs observations rappellent celles de Burroughs, qu’il a lu, son mode d’exploration est différent. Burroughs racontait à la première personne sa vie de toxicomane dans une froide et didactique clarté, comme absent à luimême et aux autres, en observateur maniaque et absent d’une expérience autodestructrice, tel qu’un mort pourrait parler d’autres morts. Ce n’était ni complaisant, ni obscur, ni atteint de virtuosité; un récit d’aristocrate américain. Will fait entrer à la troisième personne, instant par instant, épileptiquement, dans la peau et la tête de Will Self, fils d’universitaire et jeune junky anglais de type oxfordien, à la lisière du punk : un rejeton de l’élite en rupture de ban. Il a tatoué sur le bras une tête de puma. Il écoute du reggae, les Sex Pistols, il lit Cocteau. L’homosexualité, la toxicomanie et l’anarchisme violent forment «une trinité d’activités subversives qu’il apprécie». C’est un récit d’aristocrate anglais.
Son rapport à la culture renseigne sur son rapport au langage. Sa mère, «juge raffiné des distinctions sociales […], les a inculquées à Will et à son frère depuis leur plus tendre enfance, quand elle leur a appris que la merde se disait des “selles” et chier “aller à la selle” – une édulcoration qui paraît aujourd’hui.. ridicule aux oreilles de Will, comme si les vieux livres pour enfants étaient recolorés rétroactivement: dans le roman d’Edith Nesbit, l’oncle indien arrive chez les Bastable avec toutes sortes de cadeaux exotiques –le plus insolite d’entre eux étant un gros étron luisant dans un coffret en bois de santal joliment ouvragé.» Will Self fait comme sa mère et comme ses livres d’enfance : il décrit sa désastreuse famille et ses addictions en les incrustant dans un coffret en bois de santal joliment ouvragé. La merde est appelée merde, mais elle est enveloppée dans un essaim de références et d’images qui la rendent, sinon comestible, du moins spectaculairement lisible. C’est de la merde enluminée.
Voici le père, universitaire réputé: «Cet homme imposant et obstiné qui est néanmoins une présence intermittente : un édouardien tardif, capté par Kodachrome, de sorte qu’un monde en noir et blanc transparaît sur son visage large et rougeaud.» Le voici à son bureau : «Assis là, avec beaucoup de flegme, ses longs jarrets basculés de côté parce qu’il n’y a pas de bureau assez large pour les contenir… et couvrant feuille après feuille de son papier ministre ligné préféré de sa belle écriture régulière mais à peine lisible. Pissant la copie… une longue série de descriptions et études au stylo-bille bleu sur… quoi au juste ? Will a essayé de lire quelques textes de son père mais les a trouvés absolument indigestes. L’équivalent en prose, pense Will, des repas servis chez ses grandsparents à Brighton avant la mort de son grand-père et le départ à la retraite de leur cuisinière.»
Sac de sable.
Will Self est un auteur satirique. Sa prose n’a donc aucune compassion, ni pour lui, ni pour les autres. Regardez-le faire désespérément toc toc chez un pote récalcitrant pour échanger quelques cachetons contre deux misérables chaussons aux pommes mendiés à la boulangère : «La tête de Will, lourde comme un sac de sable, dodeline, ses jambes flageolent –ses paupières s’ensablent. Il n’a aucune lucidité – seulement l’impitoyable clairvoyance qui accompagne l’hystérie montante. Il essaie encore : “P’tit déj’ ! J’vous ai apporté le p’tit déj’!” Et entend ses paroles tomber sur le sol – parce qu’y a pas de paillasson. /Les piaules des junkies sont toujours comme ça: exemptes des meubles et accessoires de base, parce que les abat-jour et porte-serviettes, les boudins de porte et paillassons, tout ça se détériore à la longue –et quand ils sont foutus, ils ne sont pas remplacés, vu que l’argent est réservé aux bien essentiels.» L’égocentrisme picaresque a chez Will Self la même fonction que le constat sans pitié chez Burroughs : mettre l’enfer à une distance suffisante pour qu’il soit possible d’y entrer.
Will est junky, du moins dans ce livre, pendant les années Thatcher – laquelle rend un jour visite à son lycée. Il la considère alors comme le diable : «Thatcher avait semblé crispée, avec son énorme barbe à papa blonde sur la tête et son accent bizarrement étranglé, tandis qu’elle faisait le yoyo entre les classes supérieures et populaires – et cependant elle s’était exprimée clairement, avec conviction, puis s’était montrée attentionnée et sans condescendance envers ses interrogateurs adolescents. Will, l’anarchiste de la classe, resta boudeur et silencieux, son pistolet rengainé et le cran de sûreté enclenché, ses bombes cachées sous sa chaise empilable en plastique…. notre jour viendra !»
Notre jour viendra, parce qu’y a pas de paillasson, etc. : le livre est farci d’expressions en italiques, dont l’analyse mériterait à elle seule un article. Face au dérèglement de tous les sens, les italiques contribuent à la distanciation, comme l’emploi de la troisième personne. Je est un autre, prénommé Will. Will est le papillon qui voltige dans les lueurs du «néant blanc» de l’addiction.
En suspension.
Quand le papillon se pose, c’est sur des italiques. Ils agissent comme des piano ou des forte dans une partition, ou comme des indicatifs. Ils désignent des souvenirs (de choses dites, pensées, lues ou entendues par l’auteur, de sentences récurrentes de sa mère, de chansons), des images liées aux souvenirs, mais aussi, plus subtilement, des échos du passé que la langue retraite dans le présent. On ne sait pas alors si l’expression est un souvenir ou une réaction au souvenir: elle fleurit et flotte entre deux mondes, celui du toxicomane qu’il fut et celui de l’écrivain qu’il est. Les souvenirs, comme les virus, sont «en suspension dans l’air». Ils sont entrés par le nez avec la poudre, par la bouche avec les cigarettes, les cachets, l’alcool, par les veines avec la seringue. Et ils suivent, de courts-circuits en associations d’images et d’idées, leur chemin d’apothéose et de croix – jusqu’à la page où le papillon se pose, et qu’ils finissent par saturer. •
WILL SELF
Will Traduit de l’anglais par Francis Kerline. L’Olivier, 314 pp., 22,50 € (ebook : 15,99 €).