Libération

Huriya, genre tabou Renaissanc­e d’une Francomaro­caine élevée dans le mensonge

- Par ANTONIN IOMMI-AMUNATEGUI

Marrakech, années 70. A la naissance, Huriya est désigné garçon. «Je suis né dans le mensonge une nuit d’août dans cette ville sourde et aveugle.» La preuve, on a sacrifié deux moutons à sa naissance; les filles n’ont droit qu’à un seul. Sa vie démarre drôlement, entre une grand-mère chel’ha, berbère, et un grand-père françaoui, français. Ils rejouent indiscutab­lement la guerre. «Grand-mère parle en arabe. Grand-père répond en français. Chacun se réfugie dans sa langue. Personne ne veut parler la langue de l’ennemi.» Haine pure, que le grandpère coupe de vin et la grand-mère habille d’Allah. Huriya compte les points. Quoique sa grand-mère, «clouée au plancher de la religion», l’emporte largement. Le vieil homme, «le colon», se réfugie dans les livres et la boisson. «Eté comme hiver, il boit ; le malheur ne choisit pas ses saisons.» La grand-mère est bien plus forte, ingénieuse et tordue aussi. «Elle se cache derrière la religion […]. Mais la religion n’est pas assez vaste pour tout cacher.» Elle dépouille le vieil homme, lui fait payer son péché originel, avec une mauvaise foi impeccable. «Elle parle d’un vin qu’elle n’a pas bu et de livres qu’elle n’a pas lus.» Le grandpère, lui, n’a d’yeux que pour ses livres ou presque. «Il est capable d’être contrarié et de ne plus parler plusieurs jours à cause d’un point-virgule mal placé. Il est à cheval sur la ponctuatio­n. Alors pourquoi ne met-il pas un point final à son histoire avec grand-mère ?»

Cependant, l’enfant grandit. Avec Marrakech et le Maroc en arrière-plan. «Les vieux du quartier sont assis aux coins des rues et fument du kif […]. Les enfants, eux, ne sachant comment se venger de leur naissance, détruisent joyeusemen­t leur avenir en jouant toute la journée avec des boîtes de conserve vides. Des filles passent. Et si vous en suivez une, c’est son frère qui vous suivra. Il a la vertu de sa soeur à l’oeil. On ne rigole pas avec la réputation. Les filles ont été élevées comme il faut, c’est-à-dire noyées dans les torrents de la tradition.» Ce qui n’empêche pas la prostituti­on de courir les rues et les médinas. Le mensonge honteuseme­nt jeté sur Huriya renvoie à celui de cette société où, «en un battement de cils, on passe du sexe à la religion». Au fond, tout se passe entre les jambes ; c’est la tina, la chatte, ou le chapelet. Mais «il faudrait plus d’un chapelet pour égrener la distance qui [les] sépare de Dieu». Huriya sait désormais mettre des mots sur les failles de son monde. «Nous vivons dans l’imposture et sommes les interprète­s de nos propres drames.» Il lui faudra partir, «[quitter] l’ensommeill­ement oriental pour les insomnies occidental­es». Remplir d’autres failles, découvrir d’autres fentes… Avec l’écho des derniers mots de sa grandmère : «Ne parle à personne de ce que tu as entre les jambes.» Mais «Huriya ne veut-il pas dire Liberté ?» Si ce roman est nettement autobiogra­phique, le solde est composé d’un grand poudroieme­nt, mi-drôle mi-lacrymal, de littératur­e puissante. Huriya, voix plusieurs fois mixte – «la nature m’a faite dans la nuance» – est le nom de plume d’une autrice franco-marocaine qui règle ici des comptes avec toutes ses intimités, en beauté. Si l’Arabe du futur était un roman, où le cru côtoie le trash et la poésie et l’espoir aussi, ce pourrait être ça. •

HURIYA ENTRE LES JAMBES

Le Nouvel Attila, 352 pp., 20 € (ebook : 12,99 €).

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