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Sur la piste de Ravey Dans «Adultère», le patron d’une station-service en faillite s’inquiète de la trahison de sa femme

- Par Claire Devarrieux

Yves Ravey nous a habitués à situer les narrateurs de ses romans en dehors de la morale. Dans Adultère, la culpabilit­é de Jean Seghers ne fait aucun doute. Premièreme­nt, il est sans vergogne avec l’argent. Il n’hésitera pas à voler les économies de sa mère. Ousmane, le gardien de nuit et mécanicien de la station-service qui appartient à Jean (plus pour longtemps), l’agace à réclamer ses indemnités : «Ousmane, présent un dimanche soir, jour de fermeture, réclamant son certificat, j’ai craint qu’il n’accepte de quitter les lieux sans que je lui aie remis, accompagna­nt le dossier, sa prime de licencieme­nt. Il resterait là, à rôder autour de la station et dans l’atelier, jusqu’à paiement, en liquide s’il vous plaît, de cette indemnité.» Deuxièmeme­nt, il n’hésite pas à menacer, voire davantage s’il le faut. «Mes pensées devenaient plus claires désormais, plus fluides, alors que s’élaboraien­t, en instantané, point par point, les phases successive­s et à venir de mon projet criminel. Celui-là, je l’exécuterai­s sans faillir. Il consistera­it d’abord à semer le trouble au sein de la famille d’Ousmane, puisque Ousmane lui-même n’hésitait pas à le semer dans la mienne.» Adultère, écrit au passé composé, temps dont l’auteur use de préférence, est la remémorati­on d’un forfait.

Dix ans auparavant, le garage de Jean Seghers a été détruit dans un incendie. Et la station-service qu’il déclare en faillite au début du roman brûle également, nous n’en dirons pas plus. Les forces de police, ainsi que l’enquêtrice dépêchée sur place par l’assurance, font leur travail.

Tableau de Hopper.

«La station, avec ses distribute­urs d’essence, se voyait délimitée de la nationale par un terre-plein couvert de plantes grasses, sous l’enseigne lumineuse jaune et rouge du groupe pétrolier.» On dirait Gas, le tableau d’Edward Hopper. L’endroit est décrit dès la deuxième page d’Adultère, avec le logement, le bureau qui est aussi une boutique, le bar, et enfin le garage avec les ateliers. «Chaque espace, dont notre appartemen­t,

«Parfois, je me lève de ma table de travail et je feuillette hâtivement le texte d’un autre auteur, peu importe lequel, disons : sans réfléchir, pour le rythme, pour les sons, pour la mélodie.»

ouvrait directemen­t sur la piste.» Le mot piste est suffisamme­nt polysémiqu­e pour entourer les scènes qui s’y passent d’un halo bizarre. Autour du narrateur, les personnage­s sont sa mère, Dolorès, flanquée d’un nouveau compagnon, Salazare ; son employé, Ousmane, donc, et sa famille ; Walden, le président du tribunal de commerce ; et enfin Remedios, l’épouse de toute évidence infidèle. Leur mariage coïncide avec l’achat de la station mise en faillite, et avec l’incendie de l’entreprise précédente, va-t-il se consumer dans les flammes de celle-ci ? Ou bien le criminel va-t-il s’en sortir ? N’a-t-il pas des raisons d’être ce qu’il est ? On ne les connaît pas. Le lecteur est dupe et Pas dupe, pour reprendre le titre du livre de 2019 qui reparaît en collection de poche.

Projection.

Pour compléter la lecture d’Adultère, on se reportera au dossier que la revue Décapage consacre à Yves Ravey. On y trouve des croquis de l’auteur, aucune clé pour désamorcer ce que son oeuvre a d’énigmatiqu­e, et de superbes pages sur les débuts de l’écrivain. Il parle notamment de Samuel Beckett et du livre que lui a consacré le psychanaly­ste Didier Anzieu : «Je crois que ce livre, Beckett, de Didier Anzieu, m’a aidé à sortir d’une situation difficile: mon incapacité, durant un temps très long, à écrire un roman. Ce livre, quand j’y pense, je l’ai entendu comme une aide à éclaircir mon cheminemen­t. Mais pour de mauvaises raisons. Comment peut-on en effet se laisser influencer à ce point par un texte? […] J’ai dû me projeter dans le livre de Didier Anzieu, parce qu’au terme du voyage il y avait la figure de Beckett.» Plus loin, Yves Ravey évoque ses «blocages» et comment il les déjoue. «Parfois, je me lève de ma table de travail et je feuillette hâtivement le texte d’un autre auteur, peu importe lequel, disons : sans réfléchir, pour le rythme, pour les sons, pour la mélodie, pour m’en imprégner, tout simplement.»

Didier Anzieu, lui, en pareil cas, sortait, «sinon de moi, du moins de chez moi», et se rendait chez son voisin, un artiste dont les tableaux, conçus par strates, le ramenaient à la fois à sa théorie analytique des «enveloppes psychiques» et à son travail en cours. Le livre d’Anzieu, qui interprète l’oeuvre de Beckett à partir de l’analyse interrompu­e de l’écrivain par Wilfred Bion, est d’abord un journal de lecture et d’écriture : «La lecture me fait réfléchir dans l’oeuvre avant de me faire réfléchir sur l’oeuvre: je ne peux parler d’une oeuvre qu’en la laissant parler de moi.» •

YVES RAVEY Adultère Minuit, 142 pp., 14,50 € (ebook : 10,99 €).

DÉCAPAGE N° 63, Printemps-été 2021, Flammarion, 172 pp., 16 €.

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