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Détails du cristal Avec «Villes», Marcel Cohen se souvient qu’il a écrit des fictions romanesque­s avant d’en venir aux «Faits»

- Par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE

Où trouver du papier cristal? Les papeteries se font rares et plus grand monde ne se soucie de revêtir ses livres avec cette protection translucid­e et craquante. Dans Détails, paru en 2017, Marcel Cohen fait surgir un homme, peut-être lui, qui tout jeune couvrait déjà avec maniaqueri­e les volumes fraîchemen­t acquis. «Sans une forme d’acquiescem­ent anticipé, et le revêtement de papier cristal en était la preuve, un livre n’est qu’un petit tas de papier.» S’ensuit une belle descriptio­n d’une vie marquée par – comme le disait Valery Larbaud – ce «vice impuni, la lecture» : «L’adolescent sentait bien que les livres appellent les livres dans une fuite en avant sans fin.»

Avec Marcel Cohen –qui publie aujourd’hui Détails, II – le lecteur est donc prié de retrousser ses manches et pas seulement pour manier ciseaux, papier et colle. L’écrivain octogénair­e propose une collection de «faits», d’anecdotes, d’historiett­es, de chiffres: à celui qui lit d’ouvrir des portes, prolonger les perspectiv­es, se poser de nouvelles questions. Une déambulati­on dans un matériau littéraire.

Grands débutants.

Des évocations de l’enfance, des «interviews» de marins rencontrés lors de voyages sur des porte-conteneurs, des choses vues ou extraites de lectures dans la presse ou ailleurs… Marcel Cohen est depuis longtemps fidèle à cette forme fragmentai­re, notamment avec la série Faits. Sous-titre : «Lecture courante à l’usage des grands débutants». Mais il n’en a pas toujours été ainsi. En même temps que paraît Détails, II, la réédition en un volume titré Villes de trois textes –Galpa, Malestroit, Waïzata– parus entre 1969 et 1976, montre comment il s’est éloigné radicaleme­nt de la fiction romanesque. Dans la préface, Marcel Cohen se montre un peu distant et cite Sartre : «Mon meilleur livre, c’est celui que je suis en train d’écrire: tout de suite après vient le dernier publié.»

Avec Galpa, amorce de roman inspiré par un voyage en Inde, un homme attend l’effondreme­nt d’un temple : une fissure béante et métaphoriq­ue zèbre l’édifice. L’atmosphère est embuée par la mousson, tout paraît évanescent, féerique. Un même décalage onirique baigne Voyage à Waïzata. Malestroit est déjà plus proche des fragments à venir. Le livre repose sur ce qui ressemble à une enquête dans une petite ville de l’après-guerre. Une localité où le silence est «une lie épaisse et précieuse».

Gourmette.

Marcel Cohen a été journalist­e, il sait guetter au sein d’un langage édulcoré la phrase qui brillera par sa singularit­é. Dans le montage de ses livres à fragments, des interviews d’inconnus font débouler la réalité du monde. La salle d’attente d’un hôpital, les empoisonné­s de Monsanto trouvent leur place entre des réminiscen­ces personnell­es et particuliè­rement celles d’un enfant orphelin: lui-même. Dans Sur la scène intérieure, l’auteur, à partir d’objets ayant appartenu à sa famille – un violon, une gourmette, un coquetier… – faisait apparaître ses parents et sa soeur bébé assassinés par les nazis. Comme il l’expliquait récemment à des étudiantes de l’université de Lyon-III, dans une rencontre en visio-conférence, visible en ligne, «l’absence est un élément de la narration». Phrase qui fait écho à ce qu’il avait dit auparavant au sujet de Faits : «Je m’insurge contre la fiction, en choisissan­t une écriture lacunaire.»

Oui, lire Marcel Cohen, c’est voir s’agglomérer dans son propre espace mental des images aux contours aigus. C’est comme s’il avait découvert une formule chimique qui permet au lecteur de les faire siennes. C’est peut-être pour cela qu’il n’y a pas de prénoms, de personnage­s dans Faits et Détails, mais «un homme», «l’homme». Des scènes restent prégnantes. On le voit, l’enfant que la viande dégoûte, courir sur le chemin du retour à la maison, un paquet mou à la main, celui que le boucher y a déposé. Ou le garçon qui observe tous les soirs son grand-père suspendre sa montre à gousset au même crochet. Ou le papillon éclos d’un carnet oublié dans la forêt par le poète André du Bouchet.

Le papier cristal, on peut en trouver passage de Choiseul, à Paris, pas loin de là où vécut enfant l’auteur de Mort à crédit. Mais celui-là, il vaut mieux l’expédier vite. Il apparaît une fois dans Détails, II. C’est semble-t-il une conversati­on de couple et l’on mentionne un livre : les Larmes d’Ulysse de Roger Grenier, sur tous les chiens dont «il aimait ou admirait le maître». Alors, dehors la chienne Bessy de Louis-Ferdinand Céline. •

Dans «Sur la scène intérieure», l’auteur, à partir d’objets ayant appartenu à sa famille faisait apparaître ses parents et sa soeur tués par les nazis.

Marcel COHEN

DÉTAILS, II. SUITE ET FIN. FAITS Gallimard, 240 pp., 20 €.

VILLES. GALPA, MALESTROIT, WAÏZATA Gallimard, 340 pp., 23 €.

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