Afro-véganisme Les idées légumineuses de Glory Kabe
A Paris, la cheffe est une des figures de proue du mouvement culinaire qui marie véganisme et recettes traditionnelles. Son but : convaincre les plus réticents que la cuisine sans produits animaux peut être réjouissante.
Galette à base de banane plantain garnie à ras bord de légumes chatoyants, burger décadent dont s’échappe un champignon frit qui ressemble à s’y méprendre à du poulet, piments en veux-tu en voilà… La première rencontre virtuelle avec la cuisine de Glory Kabe, en scrollant avidement son compte Instagram, nous avait mis l’eau à la bouche. Le plus impressionnant : en près de dix-sept ans de végétarisme, on n’avait jamais rien vu de végan et aussi alléchant et coloré. De la nourriture doudou, réconfortante même derrière l’écran d’un téléphone. A 33 ans, la cheffe française est l’une des représentantes de la scène culinaire afro-végane parisienne, qu’elle a contribué à importer de Londres. Elle reçoit chez elle, dans un petit appartement dont la cuisine ouverte mange la moitié du salon. Un flacon de vitamine B12, complément alimentaire prisé des personnes véganes, trône sur le comptoir, entre les épices et des fleurs séchées. Le samedi, ici ou dans un labo qu’elle loue selon l’importance de la commande, est consacré au service de livraison qu’elle a mis en place pendant le premier confinement. Le principe est simple: elle cuisine et livre elle-même en voiture en Ile-de-France, pour 35 couverts maximum en tout, bookés via son compte Instagram. Le reste de son temps est partagé entre ses activités de cheffe privée pour des particuliers, du catering pour des tournages ou des shootings («dans la mode, tout le monde est végan maintenant») et des cours de cuisine, en ligne depuis la pandémie.
«Rituel».
Gloria, alias Glory, est venue assez tard à la cuisine. Elevée dans le Val-d’Oise avec ses deux grands frères et son jumeau, elle est la seule à qui sa mère, d’origine congolaise et excellente cuisinière, décide de transmettre son savoir-faire. «A défaut de me donner la passion tout de suite, elle m’a donné le sens du goût», dit Glory. A 19 ans, elle devient hôtesse de l’air, sillonne le monde puis s’installe à Salvador, au Brésil, pour danser. Elle y découvre une importante diaspora africaine, des gens «très fiers de leur héritage», et réalise que la cuisine afro-brésilienne présente énormément de «similitudes» avec celle qu’elle connaît. «Tant de kilomètres passés mais le même héritage, parfois c’était vraiment bluffant.» Un retour aux sources par l’assiette. C’est là-bas, dans ce pays où «la viande est omniprésente», qu’elle arrête progressivement d’en manger –notamment parce qu’elle fait très attention à son corps de danseuse–, encouragée par son meilleur ami végan. Glory Kabe se met alors à tester des choses, des saveurs, des contournements. «Parfois, “véganisme”, ça sonne comme “restriction”, dit-elle. Or, en devenant végane, il était hors de question pour moi d’avoir une vie ennuyeuse.» Elle est attirée par la «créativité», la page blanche et presque tout à inventer. C’est aussi ça que sa mère lui a légué : le «développement de l’intuition» culinaire. A Londres, où elle s’installe en 2015, dans une coloc où «tout le monde était végan, même les chats et les chiens», elle décide de faire de la cuisine son métier et accepte ses premières missions de cheffe privée.
Glory Kabe a construit son style de cuisine en superposant, en hybridant la nourriture de son enfance et celles des pays qu’elle a visités, mêlant influences africaines et latinos, et en s’amusant à recréer des plats traditionnellement pensés autour de produits d’origine animale. «Dans les cuisines afros», explique-t-elle – elle tient au pluriel, ajoutant aux cuisines des différents pays du continent africain celles des diasporas –, «il y a ce mythe de la viande au centre, alors qu’en fait pas du tout. On a souvent des recettes véganes à l’origine qui ont ensuite été agrémentées de viande, pas l’inverse». Derrière le comptoir, elle prépare sa version du red red ghanéen, un ragoût de niébés (des haricots blancs à points noirs, les fameux black eyed peas) accompagnés de bananes plantain et de farine de manioc cuisinée «à la brésilienne», c’est-à-dire revenue jusqu’à prendre une texture croustillante. La farine commence à dorer et l’appartement s’emplit d’une odeur chaude et enveloppante. «L’essentiel de ma cuisine, dit Glory Kabe, c’est de finir content, heureux, apaisé.» Pour elle, depuis toujours, la nourriture n’a jamais été «juste manger» mais plutôt «un rituel autour du goût, un moment important».
Glory Kabe parle, pendant qu’entre ses mains tatouées (une décision qu’elle a prise en «jurant qu’[elle] ne serai[t] plus jamais hôtesse de l’air») défilent ail, céleri et gingembre. Elle commence à expliquer la recette de
son Kub or maison, mais se ravise. «Ma mère va me tuer si elle apprend que je dis ça à des journalistes.» Pas question d’utiliser du bouillon cube industriel, pourtant omniprésent dans les cuisines africaines, dit-elle. A la place, une recette saine, sans arômes, additifs ni exhausteurs de goût.
Oppressions.
Parmi ses modèles, Glory Kabe cite le chef américain Bryant Terry, «qui développe des recettes autour des aliments des héritages africains». Quand il publie en 2014 Afro-Vegan, devenu un livre de référence, c’est aussi autour de cette question centrale de la santé. «A mesure que les afrodescendants se sont éloignés de nos aliments traditionnels et ont adopté un régime occidental, notre santé a souffert. Ajoutez à cela les barrières économiques, physiques et géographiques qui compliquent l’accès à tout type d’aliments frais dans de nombreuses communautés, et la santé de ces populations a été dévastée», écrit-il, arguant qu’aux Etats-Unis, les Afro-Américains sont davantage exposés aux maladies cardiaques, à l’hypertension et au diabète. C’est aussi aux Etats-Unis, pour effacer l’image du véganisme comme une lubie des classes supérieures et l’apanage de personnes blanches et aisées, que des activistes ont théorisé le black veganism, considérant qu’analyser les oppressions quelles qu’elles soient (notamment le racisme) ouvre des fronts de réflexion sur le traitement des «animaux non-humains» au sein de nos sociétés.
Derrière l’afro-véganisme en général, et la cuisine de Glory Kabe en particulier, il y a beaucoup d’autres choses. La question des héritages, des croisements de culture et des
«“Véganisme”, ça sonne parfois comme “restriction”. Or, en devenant végane, il était hors de question pour moi d’avoir une vie ennuyeuse.»
Glory Kabe
diasporas, celles de la santé des humains, de l’exploitation des animaux, de la place des femmes dans un milieu très masculin, de celle des Noirs dans un milieu très blanc. Naturellement donc survient celle de l’écologie, pas forcément la plus évidente quand les matières premières qu’elle convoque sont souvent importées de loin. Pour limiter son impact, Glory Kabe affirme être à cheval sur la saisonnalité des produits, même ceux dits «exotiques». Elle parle aussi de se réapproprier des savoirs ancestraux qui ont été dévoyés par l’agriculture industrielle. L’huile de palme par exemple, l’un des ingrédients principaux du red red, une pâte rouge quasi dure qui donne sa couleur et donc son nom au plat. On tique un peu, mais Glory Kabe nous rassure : «Le problème avec cette huile, c’est son traitement.» L’huile de palme industrielle, attractive parce que peu chère, est en effet raffinée via des procédés chimiques et glissée un peu partout, des pâtes à tartiner aux chips. En adoubant ces pratiques dangereuses pour la santé et mauvaises pour l’environnement, l’industrie agroalimentaire «vient entacher des vieilles traditions culturelles». L’huile vierge qu’utilise Glory Kabe est, elle, directement importée du Congo où elle est extraite à la main. Mais, la cheffe insiste, «ça reste une huile très riche donc il ne faut pas abuser».
Depuis que Glory Kabe a reposé ses valises à Paris, l’afro-véganisme a essaimé en France. A la fois sur Instagram ou les blogs de jeunes chefs et cheffes, comme Charlotte Polifonte, alias «Mangeuse d’herbe» sur la plateforme photo, qui revendique une démarche afro-féministe, Ayaba Galbas, autrice d’un ebook de recettes, On mange Afrique végan (éditions Afro Cooking), ou encore Alicia Makanja, qui se spécialise dans les «pâtisseries afro-végétales». Et jusque dans les restaurants. Citons notamment Jah Jah, table jamaïcaine du Xe arrondissement de Paris qui sert de la cuisine inspirée du régime alimentaire végétalien des rastafaris, Table métis, dans le XIe, omnivore mais qui a mis à sa carte des options afro-véganes, le Chéri Coco à Pantin qui propose de la fusion afro-coréenne, ou encore l’Embuscade à Pigalle, afro-caraibéen 100 % végan. Sans parler du reste des «activités afro-végétales», notamment des cosmétiques. Glory Kabe, qui a toujours «un pied à Londres où le véganisme est partout, du supermarché au resto» se réjouit de cette évolution dans la capitale française. Une tendance qui a connu un point culminant en septembre 2020 avec la tenue d’un tout premier salon dédié à l’afro-véganisme, l’«Afro-Végan What» dont la cheffe était une des invitées. «Je ne me rendais pas compte que ça s’était développé à ce point, qu’une communauté s’était formée.»
Nouvelle voie.
Glory Kabe, qui a été un temps cheffe à la Mano dans le IXe arrondissement de Paris, et cheffe exécutive de l’Abattoir végétal, dans le XVIIIe, est aujourd’hui satisfaite d’être indépendante, même si elle n’exclut pas l’idée d’ouvrir un jour un resto. En attendant, elle continue d’ouvrir une nouvelle voie pour les cuisines sans produits animaux. Pour «casser les préjugés» sur le véganisme et sa nourriture «réputée pas fun» et ainsi dire : «Si t’es curieux, voilà les saveurs qui pourraient t’attendre.» •