«Le tacos est une performance viriliste»
Fortement alimenté par le marketing, le sexisme imprègne nos assiettes. Décryptage avec la journaliste Nora Bouazzouni.
Un ver dans le fruit. De la Rome antique aux repas de famille en passant par les menus des restaurants, les stéréotypes de genre infiltrent insidieusement nos assiettes. Rien (ou presque) n’échappe à ce prisme binaire encore ancré dans notre société. La journaliste indépendante et autrice Nora Bouazzouni examine dans son second ouvrage, Steaksisme: en finir avec le mythe de la végé et du viandard (1), ce sexisme alimentaire construit, aux répercussions réelles sur la planète comme sur la santé. Jouant de ces injonctions, les marques alimentent par le marketing cette segmentation, jusqu’à se prendre les pieds dans le tapis.
Qu’est-ce que le «manger magique» et comment imprègne-t-il le marketing ?
Le «manger magique» ou la «pensée magique» autour de l’alimentation est le fait de ne pas consommer un aliment pour ses propriétés nutritionnelles mais pour la symbolique l’entourant. Quand nous mangeons de la viande, l’idée serait que nous avalons force, puissance, vitalité. Dans le cas d’un légume, on va se dire qu’on sera plus sain à l’intérieur et que ça se verra à l’extérieur. Le marketing joue sur cette pensée qui touche tout le monde. Et ce «manger magique» concerne aussi notre performance de genre. Si d’après des enquêtes, les hommes mangent deux fois plus de viande que les femmes, ce n’est pas inné. Ils ne naissent pas avec un goût plus prononcé pour la barbaque et les femmes pour le gaspacho. C’est en raison de cette charge symbolique, liée au genre. Ernest Dichter, psychologue autrichien et expert en marketing, a impulsé cette ségrégation alimentaire genrée dans les années 50 en piochant du côté des théories de Freud et de l’inconscient. L’idée était de ne pas vendre aux gens ce dont ils ont besoin, mais de segmenter les produits selon le genre, donnant l’impression par notre consommation alimentaire d’être une femme ou un homme plus acceptable ou du moins accepté au sein de la société.
Vous dites que les chaînes de fast-food comme O’Tacos se font les vecteurs de la masculinité hégémonique ?
O’Tacos rassemble tout ce que la masculinité hégémonique valorise chez les hommes. Les chaînes de fast-food et de french tacos prônent la surabondance en proposant des giga tacos de deux kilos et des concours. Arriver à le finir est récompensé par la gratuité du repas et la validation par ses pairs. Cette pratique glorifie un régime opposé à ceux, amaigrissants, codés comme féminins (et considérés comme agaçants) car chez les hommes l’individualité, l’autonomie, la liberté, dont celle de manger sans même y penser, sont cardinales. Comme le dit Virginie Despentes, «les hommes n’ont pas de corps». Il y a l’idée que le corps des femmes, leur appétit, rapporté aussi à leur appétit sexuel, dérangent et effraient. Sur l’Instagram d’O’Tacos, les très rares femmes montrées en train de réellement manger un tacos sont sexualisées dans les commentaires tout en étant ridiculisées pour la petitesse de leurs sandwichs. Alors même que les femmes ayant beaucoup d’appétit ne sont pas nécessairement valorisées. Le tacos est une performance viriliste, et quand une femme se l’approprie, cela dérange.
Un paradoxe que l’on retrouve dans la pratique du Mukbang…
Le Mukbang est un phénomène venant de Corée du Sud consistant à ingérer en vidéo d’énormes quantités de nourriture. Les plus grandes stars mondiales sont des femmes minces. Il y a un côté subversif car elles mangent d’énormes quantités d’aliments, souvent gras et donc plutôt estampillés comme masculins, mais elles restent minces, ce qui les rend socialement acceptables. Ce qui est valorisé est de manger comme un homme, en faisant du 36. Certains y voient une forme d’alimentation par procuration. Mais dans les coulisses, très peu dévoilées, ces femmes ont peutêtre un métabolisme exceptionnel, beaucoup font énormément de sport et d’autres ont des troubles du comportement alimentaire.
La «contamination genrée» se retourne contre les marques…
Quand on construit et perpétue un stéréotype, cela finit par avoir des conséquences financières et marketing : un produit est tellement codé comme masculin ou féminin que l’autre genre ne veut plus en acheter, comme dans le cas des yaourts. Certaines marques tentent donc des campagnes ou packagings plus mixtes ou alors rectangulaires, foncés, façon bouteilles de gel douche masculin, avec des noms plus virils et des goûts simples. Surtout, ils mettent en avant la teneur en protéines car la protéine, c’est le muscle, et le muscle, c’est l’homme. Pourtant, certains yaourts classiques, à la grecque par exemple, en contiennent plus que ces versions genrées… •
(1) Ed. Nouriturfu, 15 euros.