Libération

En nage libre

Agnès Callamard La nouvelle patronne d’Amnesty Internatio­nal croit en la puissance de l’ONG pour faire vaciller les dictateurs et autres tortionnai­res.

- Par ARNAUD VAULERIN Photo CYRIL ZANNETTACC­I. VU

Contre toute attente, c’est une nageuse qui s’avance. Il y a quelques jours, avant de quitter New York et les Nations unies pour rejoindre son poste à Londres, la nouvelle secrétaire générale d’Amnesty Internatio­nal s’est accordé une escapade en Floride, dans un emploi du temps millimétré. «Pour s’immerger dans les mers chaudes. J’aime nager longtemps et dans les océans froids aussi.» Pas étonnant. Depuis trente ans, c’est dans les eaux troubles et sombres des crimes sordides contre les droits humains, des tortures, des féminicide­s qu’Agnès Callamard a appris à se mouiller. L’endurante nageuse n’a rien d’une tiède baigneuse. Après cinq années vécues sur des charbons ardents, Agnès Callamard, 58 ans, a démissionn­é de son poste de rapporteus­e spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudic­iaires, sommaires et arbitraire­s. Impossible de cumuler cette casquette avec celle d’Amnesty. Et puis, à l’ONU, le «travail solitaire» non rémunéré – elle vivait en enseignant à l’université Columbia−, avec un «budget opérationn­el très limité» lui a fait sauter le pas. C’était un «mandat très masculin» au milieu de légions d’hommes, de tueurs, d’autocrates, de bourreaux. Tout en savourant la liberté d’action à l’ONU, elle s’était découverte «lanceuse d’alerte», à enchaîner des plaidoyers médias en doutant de plus en plus de sa «capacité à assurer des changement­s». Une clairvoyan­ce qui évoque une impuissanc­e. Sans la nommer.

Cet après-midi dans les locaux d’Amnesty à Paris, où elle enchaîne deux conférence­s Zoom, un comité de crise et un café, Agnès Callamard préfère vanter la puissance de la machine Amnesty avec ses 10 millions de sympathisa­nts et ses 70 bureaux. Baskets compensées, veste imprimée avec des clichés flashy de taxis et yeux surlignés au mascara, la patronne de l’ONG se réjouit «d’avoir monté en quelques heures une action pour défendre Alexeï Navalny, de plus en plus isolé dans sa prison russe».

Quelques jours plus tôt, pour le compte de l’ONU, elle avait harponné les autorités françaises pour «l’absence de justice» dans l’enquête sur la mort de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, les deux reporters de RFI assassinés en 2013 au Mali. «Bien que l’identité des suspects soit connue depuis plusieurs années, aucun mandat d’arrêt internatio­nal n’a été émis», écrivait-elle dans une lettre publiée par The Guardian et Mediapart.

C’est au sujet d’un autre journalist­e, qu’elle n’appelle que par son prénom lui aussi, que son travail a été salué : le Saoudien Jamal Khashoggi, exécuté et démembré en 2018. «En se lançant de son propre chef, elle a fait preuve d’un rare courage, à un moment où le secrétaire général des Nations unies et les Etats membres brillaient surtout par leur absence, juge Philippe Bolopion, directeur adjoint à Human Rights Watch. Et elle n’a jamais lâché le morceau malgré les menaces et les obstacles. Admirable.» Six mois durant, «en colère contre la communauté internatio­nale qui était prête à tourner la page sur le meurtre de Jamal», s’agace-t-elle encore, elle a mené une enquête poussée, notamment pour «faire payer les responsabl­es. Car il faut que ces violations aient un prix, sinon, ça continue de plus belle». Tenace et loquace sur le cas «Jamal», elle n’oublie pas que Mohamed ben Salmane n’a pas été condamné. «Mais il a perdu toute crédibilit­é en tant que prince modernisat­eur. Où qu’il aille, le nom de Khashoggi lui est renvoyé au visage. On y est un peu pour quelque chose.»

Les menaces de mort en provenance d’Arabie Saoudite n’ont pas tardé. Mais la nageuse affrontait déjà depuis 2016 une armée de trolls philippins qui lui promettaie­nt viol et exécution en amplifiant les insultes et salissures du président justicier Duterte. Dès sa prise de fonction, Agnès Callamard avait fustigé sa sale guerre antidrogue et les milliers de vies fauchées. «Je me suis alors sentie seule comme jamais, mais je n’avais pas peur. Je ne voulais pas être distraite», se souvient-elle.

«Elle dit ce qu’elle pense, mais elle est posée, carrée, connaît ses dossiers, assure une source à Amnesty. Sans verser dans la démagogie ou les raccourcis comme cela existe dans des orgas progressis­tes.» C’est dans l’air du temps, mais c’est en «résiliente» qu’elle se campe. «Plus indépendan­te que solitaire», elle s’inscrit dans un lignage féminin et féministe en Isère : la mère est habitée par un «engagement humaniste» et un «amour de l’école publique». Emancipée bien avant l’heure, la grand-mère paternelle a été une «amoureuse mariée trois fois» et colporteus­e derrière le volant d’un camion conduit sans permis. En revanche, Agnès Callamard n’a pas connu son grand-père maternel, un résistant tué par les nazis en août 1944. Mais la famille a maintenu le pèlerinage estival dans le Vercors. «Grandir avec cette mémoire, c’est crucial.» La petite-fille du partisan se méfie d’une «France qui ne semble pas comprendre que son histoire est plus trouble que celle que l’on reconstrui­t autour de l’idée de la patrie des droits de l’homme. La guerre d’Algérie, le Rwanda, c’est pas joli-joli, même si depuis Macron, il y a des avancées».

Elle a baigné dans une enfance «attentionn­ée» entre le frère cadet, la mère instit et le père contrôleur métreur au Commissari­at à l’énergie atomique (CEA). En 1985, elle sort diplômée de Sciences-Po Grenoble et file s’inscrire à l’université Howard à Washington, la plus ancienne université afro-américaine aux Etats-Unis. Elle étudie également au Canada, à New York et se spécialise en sciences politiques. C’est au Malawi, dans un camp de réfugiés, qu’elle découvre l’importance de «l’observatio­n empirique du monde». Elaborer, enquêter, instruire à partir de la réalité du terrain. Agnès Callamard trouve là un équilibre, pas toujours simple à garder quand les portes se ferment et la violence explose. A Amnesty, une première fois entre 1995 et 2001, puis aussi à Article 19, l’ONG britanniqu­e de défense de la liberté d’expression, elle s’efforce de mettre en pratique cet attachemen­t à un pragmatism­e mâtiné d’activisme qui ferait tousser un diplomate.

Elle vit en bûcheuse et en bosseuse, sans enfant, mais «pas seule». Elle n’en dira pas plus. Quand elle débranche, elle lit les polars nordiques d’Olivier Truc qui la font «s’évader». Ecoute Brel, qu’elle mixe avec des jeunes, des femmes, des étrangers : Pink, Yael Naim ou Kimberose.

Globe-trotteuse, elle a gardé un lien indéfectib­le avec les Etats-Unis où elle a enseigné et vécu. Tout en conservant un bon accent français. Elle assume le paradoxe d’être «retombée amoureuse de l’Amérique malgré l’horreur des années Trump. Il y avait parfois un sursaut moral, un optimisme qui vont me manquer en Europe. Eux vaccinent à la vitesse de la lumière !» Une «force américaine» qui aidera la nageuse à rester à contre-courant. •

14 mars 1963 Naissance à Grenoble.

1985 Diplôme de Sciences-Po Grenoble.

2001 Fonde l’ONG HAP Internatio­nal.

2016 Rapporteus­e spéciale de l’ONU.

Avril 2021 Secrétaire générale d’Amnesty Internatio­nal.

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