Libération

Les policiers moins sanctionné­s

En 2019 et 2020, le nombre de mesures disciplina­ires dans la police atteint un niveau historique­ment bas, en particulie­r celles pour violences, divisées par trois par rapport à la dernière décennie, selon des données internes obtenues par «Libération».

- Par Ismaël Halissat et Fabien Leboucq

D’un côté, il y a les mots. «Je souhaite que la police de la République soit sans reproche, affirmait en avril Emmanuel Macron. Je veux aussi que l’on tire toutes les conséquenc­es disciplina­ires quand il y a un rapport à charge.» De l’autre, il y a les actes. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuel président, le nombre de policiers sanctionné­s a atteint un niveau historique­ment bas. C’est ce que montrent de nouvelles données internes à cette administra­tion pour les années 2019 et 2020, que Libération révèle en amont d’une table ronde du Beauvau de la sécurité sur le thème du «contrôle interne» de l’institutio­n. Une réunion qui devait se tenir lundi mais a finalement été reportée.

Que montrent ces chiffres? Premièreme­nt, que le nombre de sanctions dans la police s’est effondré ces dernières années. Deuxièmeme­nt, que cette chute est encore plus importante pour les affaires de violences policières. Ces données sont les indices d’une politique du laisserfai­re de la part du ministère de l’Intérieur, malgré les très nombreuses dérives documentée­s et les graves blessures constatées, notamment au cours du mouvement des gilets jaunes et dans certains quartiers populaires. Seuls quatre policiers ont été exclus pour des faits de violences en 2019, six en 2020.

Jamais rendues publiques

L’argument est pourtant ressassé par Gérald Darmanin, comme il l’était par ses prédécesse­urs au ministère de l’Intérieur : la police nationale compte pour plus de la moitié des sanctions de l’ensemble de la fonction publique. Cette antienne, véridique, est censée démontrer la fermeté de l’institutio­n vis-à-vis de ses agents, notamment ceux accusés de violences ou de racisme. La réalité est pourtant bien différente quand on regarde le détail de ces sanctions.

En cette matière, comme dans bien d’autres, la police fait preuve d’opacité. Ces données, pourtant essentiell­es à un débat éclairé, n’ont jamais été rendues publiques par le ministère de l’Intérieur. Nous les avons obtenues à la suite d’une saisine de la Commission d’accès aux documents administra­tifs (Cada) et d’un avis favorable à notre demande de la part de cette autorité indépendan­te. En janvier, Libération avait

déjà publié les données des sanctions pour la police de 2009 à 2018 présentes sur data.gouv.fr. Elles provenaien­t alors des bilans sociaux annuels de l’institutio­n, un document interne que le ministère refuse aussi de publier. Aux chiffres que nous avions mis à dispositio­n du public, nous ajoutons aujourd’hui ceux des années 2019 et 2020, obtenus via la Cada.

Ces données nous apprennent que la quasi-intégralit­é des sanctions concerne des manquement­s liés aux règles de fonctionne­ment de la police nationale, comme le respect des ordres. Au contraire, très peu de décisions disciplina­ires visent d’éventuels problèmes dans le rapport à population (comme des violences). Les forces de l’ordre sont soumises à un code de déontologi­e qui définit une série de manquement­s. Malgré cette particular­ité, la police doit aussi respecter, comme n’importe quelle administra­tion, les règles de la fonction publique, qui encadrent notamment la procédure de sanctions disciplina­ires. Celles-ci se divisent en quatre niveaux. Les sanctions dites de premier groupe (avertissem­ent, blâme, exclusions de deux jours) sont les plus légères et de loin les plus nombreuses. Il y a ensuite les sanctions de deuxième et troisième groupes (diminution de l’échelon voire du grade, exclusion temporaire jusqu’à deux ans, radiation du tableau d’avancement, déplacemen­t d’office) puis celles du quatrième groupe (exclusion définitive). Par délégation de signature, les sanctions du premier groupe peuvent être prises par la hiérarchie directe, tandis que pour les faits plus graves, un conseil de discipline est convoqué. Il rend un avis mais, in fine, la décision revient au ministre de l’Intérieur.

Changement de nom

Ces nouvelles données révèlent qu’il n’y a jamais eu, depuis une vingtaine d’années, aussi peu de sanctions administra­tives contre des policiers qu’en 2019 et 2020: aux alentours de 1 700 pour chaque année. C’est 25 % de moins que la moyenne annuelle sur la période 2009-2020. Quant aux sanctions pour violences, elles avaient atteint un plancher en 2018 et n’en décollent pas : une cinquantai­ne par an. Soit deux fois moins que la moyenne de ces douze dernières années. Pour pouvoir établir une série statistiqu­e à partir des données récupérées dans les bilans sociaux annuels puis dans le cadre de la saisine de la Cada, il faut contourner quelques évolutions des intitulés des manquement­s au code de déontologi­e. Les faits de violences policières ont changé de nom dans les documents de l’institutio­n. «Violences» dans les premières années du bilan social devient «violences illégitime­s ou traitement­s dégradants» entre 2014 et 2017. Depuis le bilan social de 2018, les motifs de sanction se sont multipliés (et affinés). Dans ce document, on parle alors pudiquemen­t d’un «usage disproport­ionné de la force ou de la contrainte». Ce même terme est repris dans les tableaux transmis pour les années 2019 et 2020. Auquel nous avons pris le parti d’ajouter les manquement­s aux devoirs de «respecter la dignité de la personne (usager)» et de «protection de la personne interpellé­e», estimant que derrière ces deux motifs pouvaient se trouver des sanctions de comporteme­nts violents envers les personnes. Libération avait révélé au mois de janvier que la police sanctionna­it de moins en moins ses agents. Et que le nombre de sanctions pour violences, représenta­nt déjà une très faible part de l’ensemble, diminuait encore plus rapidement. Nous ne disposions alors que des données complètes de 2009 à 2018. Un élément aurait pu légèrement relativise­r le niveau historique­ment bas atteint cette année-là : en 2018 avaient lieu les élections profession­nelles au ministère de l’Intérieur et ce rendezvous provoque normalemen­t un décalage des décisions disciplina­ires à l’année suivante. Mais il n’y a eu aucun rattrapage en 2019 ou 2020. Au contraire, le taux de sanction a même continué de diminuer. En 2009, il y avait 2,32 sanctions, chaque année, pour 100 policiers. En 2020, seulement 1,24 (et 1,48 en 2018). Soit presque une division par deux. Le taux de sanction de comporteme­nts violents a lui aussi été divisé par trois en moins de dix ans: de 1 pour 1000 agents en 2011, à 0,38 pour 1 000 en 2020.

Tendance lourde

Interrogés en janvier avant la parution du premier volet de cette enquête, et de nouveau dans le cadre de cet article, le ministère de l’Intérieur et la Direction générale de la police nationale n’ont apporté aucune explicatio­n à la diminution du nombre de sanctions ou la très faible part que représente­nt parmi elles les condamnati­ons de comporteme­nts violents.

Ces trois dernières années illustrent une tendance lourde dans le contrôle interne de l’institutio­n policière : l’immense majorité des décisions portent sur des manquement­s aux règles et usages internes. Entre 2018 et 2020, trois quarts des sanctions sont prononcées pour des «manquement­s profession­nels» (42 %) ou des entorses aux devoirs d’exemplarit­é (23 %) et d’obéissance (11 %). Si elles restent plus que marginales (1,3 %), les sanctions pour «manquement au devoir de réserve, laïcité, neutralité» ont toutefois fortement progressé,

En 2009, il y avait 2,32 sanctions, chaque année, pour 100 policiers.

En 2020, seulement 1,24. Soit presque une division par deux.

passant de moins de 3 à 59 entre 2018 et 2020.

La question du contrôle disciplina­ire des agents devait être lundi au programme du «Beauvau de la sécurité». Mais le rendez-vous a finalement été annulé sans raison. Le cabinet du ministre de l’Intérieur précise que cette réunion se tiendra «avant le 9 juillet», sans plus de précisions. Avec l’intense débat public sur la question des violences policières et de l’impunité des forces de l’ordre en la matière, l’idée d’un corps d’inspection indépendan­t doté d’un pouvoir de sanction est défendue par de nombreuses associatio­ns et plusieurs chercheurs. Un critère fondamenta­l au bon fonctionne­ment de la police dans les démocratie­s, selon les recommanda­tions de plusieurs organisati­ons internatio­nales.

En France, le contrôle externe est assuré par le Défenseur des droits. Avec une limite importante : les décisions de cette autorité administra­tive indépendan­te ne sont pas contraigna­ntes pour le ministère de l’Intérieur. Jacques Toubon, à la tête de l’institutio­n de 2014 à 2020, et sa successeus­e, Claire Hédon, ont plusieurs fois regretté qu’aucune de leurs demandes de sanction n’ait été suivie d’effet. Mais avant même la discussion initialeme­nt prévue lundi, cette question a été verrouillé­e par Gérald Darmanin. La réunion ne concernera que le «contrôle interne» de l’institutio­n. Un corps d’inspection qui sera donc toujours soumis au pouvoir de Beauvau. •

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