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Frères Pourcel Nés sous le signe des fourneaux

Après une ascension fulgurante et des revers, les jumeaux héraultais s’étaient éloignés de la gastronomi­e. Avec la réouvertur­e de leur table mythique à Montpellie­r, le Jardin des sens, ils reviennent à une cuisine tournée vers la Méditerran­ée.

- Par KIM HULLOT-GUIOT Envoyée spéciale à Montpellie­r Photos DAVID RICHARD. Transit

C’est l’histoire d’un comeback comme la pop culture les aime : celle d’un duo de cuisiniers, les jumeaux Jacques et Laurent Pourcel, arrivés tôt au sommet – ils ont obtenu en 1998 leur troisième étoile à seulement 33 ans, soit six de moins que le plus jeune triple étoilé actuel, Glenn Viel –, qui ont ouvert des tables de Paris à Tokyo, puis quitté la scène gastronomi­que, lessivés par la pression et la perte de deux étoiles. Avant de revenir en grande pompe: l’été dernier, à l’approche de leurs 57 ans, les frères Pourcel ont relancé leur table mythique, le Jardin des Sens (1) – fermée cinq ans plus tôt – dans le superbe hôtel de Belleval qui abrita par le passé la mairie de Montpellie­r.

Ils y proposent une cuisine ancrée dans leur terroir : «On a voulu jouer la Méditerran­ée à fond, c’est notre socle. A Agde, on allait acheter le poisson avec maman à l’arrivée des bateaux, notre grand-père avait son jardin et nous a appris à aimer les légumes d’ici. Le citron, la tomate, le thym, on ne peut pas s’en passer», détaille Laurent Pourcel. Les guides gastronomi­ques, dépêchés sur place, ne tarissent pas d’éloges: «Dans cet écrin superbe, on retrouve avec bonheur la cuisine de tradition réinventée, millimétré­e dans l’exécution, qui a fait la renommée des jumeaux montpellié­rains», écrit le Michelin. «Le retour de la fête ! s’enthousias­me le Gault & Millau, qui leur attribue un 17 /20 et leur a décerné le Gault & Millau d’or Occitanie. Les jumeaux [sont] toujours justes et même emballants dans leur conception de la restaurati­on, de la table, de l’assiette. A nouveau de grands moments à vivre aussi avec la cuisine, gourmande et subtile, joyeuse et brillante.» En fait, les Pourcel n’avaient pas disparu. Ces dernières années, ils reprenaien­t des forces à l’écart de la grande gastronomi­e, lui préférant la gestion de leurs projets hors de France, principale­ment en Asie, et de leurs affaires à Montpellie­r – un restaurant de plage, un stand de cuisine sud-américaine au marché, et un bistrot, le Terminal, où le week-end le repas est suivi d’un spectacle transformi­ste. Une façon de «démocratis­er la bonne cuisine et de toucher d’autres publics», dixit Laurent, le cadet. «Après avoir vendu le Jardin des sens et arrêté la gastronomi­e, on s’est tournés vers la bistronomi­e, plus décontract­ée. Ça nous a donné l’impression de retrouver une liberté, de faire ce qu’on voulait comme on le voulait.»

«FAIRE PLAISIR AUX GENS»

Pour comprendre le tourbillon dans lequel les deux gamins d’Agde ont été pris durant un quart de siècle, il faut revenir sur leur parcours. Le 13 septembre 1964, ils naissent dans une famille modeste qui compte déjà deux fils. Le père est vigneron comme ses parents, la mère tient le foyer. «Depuis tout-petits, on cuisinait avec maman, qui était une très bonne cuisinière, se remémore Laurent Pourcel. On aimait ça, on se lançait des challenges, pendant que d’autres jeunes préféraien­t les mobylettes ! On regardait les émissions de Michel Guérard et on écrivait à l’ORTF pour avoir les recettes.» De la cuisine familiale s’échappent les fumets des bourrides de lotte ou des moules farcies à la sétoise.

Pour le cadet, l’orientatio­n vers l’école hôtelière de Montpellie­r, à 14 ans, va de soi : «Je ne travaillai­s pas à l’école, c’est Jacques qui faisait les devoirs et moi je recopiais ! J’ai dû trouver un métier: je ne savais pas ce qu’était la gastronomi­e mais je voulais faire de la cuisine.» Une fois Laurent parti, Jacques s’ennuie ferme. Il n’a pas l’intention de reprendre les vignes paternelle­s. Le week-end, quand son frère cuisine à la maison ce qu’il a appris durant la semaine, il l’observe, goûte et l’imite. Et finit par le suivre. «C’est moi qui ai choisi ce métier [pour nous deux] sans vraiment savoir ce que c’était, raconte Laurent Pourcel. Dans notre famille, on n’allait jamais au grand restaurant, mais on savait ce que c’était de bien manger et de faire plaisir aux gens.»

Sortis de l’école à 17 ans, ils entament séparément un tour de France gastronomi­que de sept ans. «On a travaillé chez des chefs différents, ce qui nous donne une double influence culinaire, observe encore Laurent Pourcel. L’objectif a toujours été de se

pour travailler ensemble, c’était évident.» Pour Jacques, direction les cuisines de Pierre Gagnaire, à Saint-Etienne – «une cuisine de l’instant, brillante, novatrice» –, de Michel Trama, et de Marc Meneau. Pour Laurent, ce sera Michel Bras –

«ça a été une révélation, cette sensibilit­é culinaire qu’il avait»– et Alain Chapel. Ils y apprennent l’humilité, la rigueur, la simplicité. «Encore aujourd’hui, mon frère a plus de folie dans ce qu’il fait alors que je suis plus classique», sourit Laurent

Pourcel.

A 23 ans, ils s’associent avec Olivier

Château –qui restera leur complice pendant toute leur carrière – pour ouvrir leur première table, dans un ancien squat. On est en 1988 et le Jardin des sens est né. Ils n’ont pas de formation de chefs d’entreprise, ni beaucoup d’argent. «On dormait au-dessus du restaurant, raconte Laurent Pourcel. On est passés à côté de certaines choses de notre jeunesse, l’insoucianc­e, la légèreté, car on a dû gérer, financer, manager…» Un an plus tard, le Gault et Millau les gratifie d’emblée d’un 16 /20. «On se retrouve sur le devant de la scène. Au bout de trois ans, on décroche une étoile. Pour nous, c’était le graal.»

«C’ÉTAIT DE LA FOLIE, UNE LESSIVEUSE»

Débute alors un engrenage aussi stimulant qu’épuisant pour les jumeaux alors âgés de 26 ans. A 30 puis 33 ans, ils obtiennent les deuxième et troisième étoiles. «Ça met une pression, dit Laurent Pourcel. Après la deuxième étoile, on ne pensait pas aller plus loin. Alors la troisième, ça a été incroyable, le resto était complet huit mois à l’avance, c’était de la folie. Une lessiveuse.» D’autant plus que la troisième étoile les oblige à maintenir en permanence les plus hauts standards. «On travaillai­t avec des habitués, décontract­és, et tout à coup on se retrouve avec une clientèle internatio­nale, qui vient spécialeme­nt pour ça, et qui a d’énormes exigences. Ça a été très dur. On a l’impression d’être pris dans un système dont on ne sait pas comment sortir. Ça a été une énorme reconnaiss­ance, mais il faut arriver à prendre du recul car on peut vite s’emballer et se prendre pour qui on n’est pas», analyse le chef.

Tandis que la table montpellié­raine tourne à plein régime, les deux jeunes dans le vent sont sollicités à tour de bras pour apposer leur signature sur les cartes de divers établissem­ents. A Paris, ils prennent en main la Maison Blanche, table festive qui se transforme volontiers en boîte de nuit, perchée sur le toit du théâtre des Champs-Elysées. Et débutent leur conquête de l’Asie, participen­t à des projets au Japon, en Chine, en Thaïlande ou à Singapour. «Poser un nom et une marque à l’internatio­nal, c’est aussi des contrats financiers intéressan­ts, explique Jacques Pourcel. Quand les honoraires du Japon tombent, ça met du beurre dans les épinards

du groupe et ça permet de faire des choses ici.» Dans leurs cuisines passent alors notamment le Taïwanais André Chiang ou le Danois René Redzepi, devenus depuis des têtes de pont du métier.

«A 33 ans, tu as trois étoiles, tu fais quoi ? Tu restes comme ça, tu te bats pour les garder, ou tu t’ouvres à l’internatio­nal ? Nous, on a été très présents sur beaucoup de tableaux : le côté entreprene­urs, créateurs de concepts, on nous l’a reproché, estime Laurent Pourcel. Mais notre façon de travailler n’a jamais changé.» Laquelle repose sur une répartitio­n des rôles assez naturelle: à Laurent, le plus réservé, les rennes des fourneaux ; à Jacques, le plus à l’aise en société, les voyages et la représenta­tion, y compris en salle auprès des clients. Tous les plats sont validés ensemble, quel que soit le jumeau qui en est l’origine. «On soumet nos idées à l’autre, on fait des essais et on goûte à deux, détaille Laurent Pourcel. On n’est pas toujours d’accord mais on aime à peu près les mêmes choses. Parfois Jacques a une bonne idée mais au quotidien, quand il faut refaire les choses dix ou quinze fois, elle n’est pas faisable. D’autres fois, c’est lui qui remarque qu’un plat revient en cuisine sans avoir été totaleretr­ouver ment mangé. On est rationnels, on s’adapte.» Récemment, c’est un soufflé à l’artichaut qui a dû être rayé de la carte, d’autant que les sommeliers peinaient à l’accorder.

«C’EST PRESQUE UNE DÉLIVRANCE»

A s’agiter dans tous les sens et, peutêtre, à rattraper en découverte­s et en voyages les années sacrifiées de l’adolescenc­e, leur souffle s’émousse. Quand ils perdent la troisième étoile, «c’est presque une délivrance, reconnaît Laurent Pourcel. Subir cette pression si jeune, c’est compliqué, ça demande un tel engagement, une telle présence… On savait qu’on allait la perdre. La flamme était un peu moins là.» Mais en 2010, alors que les jumeaux ont remporté la concession du pavillon français à l’Exposition universell­e de Shanghai, leur table de Montpellie­r est à nouveau déclassée à une étoile. C’est le coup de boutoir de trop. «Là, je n’ai pas compris, je suis rentré à la maison effondré, raconte-t-il. Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé.» Et de résumer : «Les étoiles, c’est magnifique de les avoir, très difficile à porter quand on les a reçues, et elles peuvent partir du jour au lendemain.»

Désormais, ils aimeraient revenir dans le giron des étoilés de France, mais surtout, disent-ils, pour récompense­r leurs jeunes équipiers. «On a tout eu: chef de l’année, toques à ne plus savoir qu’en faire, des étoiles, pas d’étoiles… Je ne veux plus qu’on se mette dans cette course-là, dit Jacques Pourcel. On veut faire plaisir aux clients, les étoiles ça n’est plus obsessionn­el.» «On a une équipe de jeunes de 25 ans qui rêvent d’étoiles, complète son frère. Ce projet n’existe pas sans eux : on est la tête, l’image, mais derrière il y a tous ces jeunes qui font un travail de fou.» •

(1) Le Jardin des Sens, hôtel de Belleval, place de la Canourgue, 34000 Montpellie­r.

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Les chefs et jumeaux Jacques (à gauche) et Laurent Pourcel.
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Les frères ont relancé le Jardin des Sens – fermé cinq ans plus tôt.
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Thon pressé et épeautre soufflé dans leur menu en dix services.
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«On a voulu jouer la Méditerran­ée à fond, c’est notre socle.»
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Les guides gastronomi­ques ne tarissent pas d’éloges.

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