La manne Céline
«Guerre», premier d’une série d’inédits à paraître depuis la réapparition de milliers de feuillets abandonnés en 1944 par l’auteur du «Voyage», inaugure une nouvelle ère célinienne pour Gallimard et ses héritiers.
«Céline inédit». Le bandeau écarlate sur l’emblématique couverture de la «Blanche» résume la magnitude de l’événement qu’Antoine Gallimard compare, à demi-sérieusement, «à la détection des ondes gravitationnelles». «Miracle», répètent les thuriféraires du plus sulfureux des écrivains français. Avec Guerre, revoilà le reclus de Meudon sur les étals des libraires, six décennies après sa mort. Avec un premier tirage de 80 000 exemplaires, Gallimard arbitre au passage le match entre l’auteur de Voyage au bout de la nuit et celui de la Recherche : en2021, la sortie des Soixante-quinze feuillets inédits de Marcel Proust avait bénéficié d’une mise en place quatre fois moindre.
Derrière ce «nouveau» roman d’environ 120 pages vraisemblablement rédigées en 1934, récit viscéral et lubrique du moment où le brigadier Ferdinand, l’alter ego de Céline, a «attrapé la guerre dans [sa] tête», il y a bien sûr la réapparition rocambolesque, dans la torpeur de l’été dernier, de quelque 5 316 feuillets jusqu’alors engloutis par les soubresauts de l’histoire. Le docteur Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, les avait laissés sur une armoire de son appartement montmartrois en juin 1944, lors de sa fuite vers le château allemand de Sigmaringen, ultime refuge des sympathisants nazis. Ces manuscrits, Céline n’avait ensuite cessé d’en déplorer le «vol» par les «Epurateurs», ressassant le nom de ses «suspects», d’Yvon Morandat, résistant et futur ministre gaulliste à Oscar Rosembly, trouble personnage qui lui servit un temps de comptable.
PROMESSE À UN MYSTÉRIEUX DONATEUR
Les liasses, pour certaines encore maintenues par les pinces à linge chères à l’écrivain, devaient finalement réapparaître en juin 2020 dans les mains de Jean-Pierre Thibaudat, ex-journaliste de Libération. Ce dernier va alors trouver Emmanuel Pierrat, l’avocat du Tout-Paris littéraire, lui expliquant qu’il avait, il y a des années de ça, fait la promesse à un mystérieux donateur, soi-disant lecteur de Libé, de ne dévoiler ces documents qu’après la mort de la veuve de Céline, Lucette Destouches. Pierrat prend alors langue avec les ayant droits de feu «Madame Céline»: François Gibault, son avocat, exégète redouté des écrits de son mari, et Véronique Robert-Chovin, sa dernière confidente.
La situation s’envenime. Thibaudat renâcle à restituer les manuscrits –
il dit les avoir déchiffrés et espère chapeauter leur publication. En outre, avec Pierrat, il souhaite que les précieux papiers soient versés à un fonds d’archives publiques. Le duo de légataires s’impatiente et finit par déposer plainte, ce qui force Thibaudat à rendre son trésor. En septembre, le parquet de Paris éteint l’action judiciaire : «infraction insuffisamment caractérisée». Face au mutisme du critique, les limiers de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OSBC) se disent incapables de trancher entre la «piste corse», qui mène à la famille de Rosembly, mort en ermite dans le maquis, et celle des réseaux résistants communistes, dont les parents de Thibaudat étaient des figures, les deux hypothèses ne s’annulant pas par ailleurs. Les ayants droit ont abandonné l’idée d’une nouvelle action judiciaire, un temps évoquée. «Nous ne voulions pas donner l’impression d’un acharnement, commente Véronique Robert-Chovin. L’essentiel était de récupérer les manuscrits.»
De tout ça, Gibault ne parle pas, ou si peu dans l’avant-propos de Guerre. L’affaire, «qui a fait couler beaucoup d’encre», admet-il, est réglée en une prétérition : «Il n’est pas opportun de rapporter ici les circonstances dans lesquelles [les manuscrits] sont entrés en possession des héritiers de Lucette Almansor.» Invisibilisé sous la litote «le détenteur», Thibaudat s’est lancé de son côté dans la rédaction d’un livre pour donner sa version, comme il l’a confié à Libé, sans autre commentaire. Son travail n’a jamais été utilisé en raison de ce «conflit», explique Pascal Fouché, à qui a été confiée la transcription de Guerre. Ce dernier est reparti de zéro, avec une version numérisée du manuscrit, sur laquelle planchait en parallèle un petit cercle d’initiés, dont les héritiers eux-mêmes. «J’ai trouvé quelques mots qui posaient problème, j’en suis assez fier», se félicite Gibault. D’autant que l’écriture «rageuse» de Céline, rappelle Fouché, est «celle d’un médecin». A l’automne, sous la direction d’Henri Godard et Régis Tettamanzi, paraîtront ensuite Londres, suite directe de Guerre, et la Volonté du roi Krogold, un conte médiéval. Enfin, en2023, CassePipe ressortira dans une version révisée et doublée en volume, avant une refonte de la Pléiade. «Nous avons pris les meilleurs spécialistes, afin d’agir le plus vite et scrupuleusement possible», insiste Gibault. Formidable nouvelle pour la littérature donc, mais aussi manne inespérée pour Gallimard et les ayants droit, à qui seront reversées les royalties d’ici la tombée des écrits dans le domaine public, dans dix ans. Quant aux manuscrits retrouvés, ils font l’objet d’une exposition jusqu’à mi-juillet à la galerie Gallimard, et resteront en la possession exclusive des héritiers, à l’exception de celui de Mort à crédit, versé en dation à la BNF pour couvrir les frais de succession liés à la découverte, une procédure toujours en cours. Une perspective loin de réjouir certains chercheurs, dont Anne Simonin, historienne au CNRS : «Quand on travaille sur Céline, on a très peu de matériaux de première main. Certains ont disparu des archives publiques, d’autres s’échangent en vente privée, à des prix inaccessibles. Avec Thibaudat, pour la première fois des documents tombaient dans les mains d’un “non-célinien”, ce qui avait suscité l’espoir que cela rejoigne un jour des collections publiques.» Gibault renvoie les chercheurs vers les luxueux fac-similés (160 euros) que publieront les éditions des Saint-Pères.
PUBLICATION AVORTÉE DES PAMPHLETS
Au-delà de leur qualité littéraire, ces inédits, visiblement exempts des délires antisémites de l’auteur, pourraient offrir l’occasion aux céliniens d’afficher une facette plus présentable du romancier, après
des années de débats autour de la publication avortée des pamphlets: le spécialiste Philippe Roussin évoquait sur le site En attendant Nadeau une «affaire qui montre combien la France de 2021 a fait de Céline son écrivain national». Roussin comme Simonin, qui défend la thèse selon laquelle Céline aurait bénéficié d’une amnistie frauduleuse pour échapper à la confiscation de la moitié de ses biens «présents et futurs», s’opposent d’ailleurs à l’utilisation du terme «volés», considéré comme victimaire, pour désigner les manuscrits abandonnés dans sa fuite.
Cette subtile réécriture se dessine en creux dans l’exposition à la galerie Gallimard. Cette dernière mettra en valeur les médailles militaires du soldat mutilé Destouches –qu’il était pourtant interdit à Céline de porter malgré son amnistie – et un extrait étonnant de Londres, en avant-première, où Ferdinand dit toute son admiration et sa reconnaissance pour une famille juive : «La première flatterie que j’ai eue c’est M. Yugenbitz. J’y aurais léché les mains, je serais mort pour lui, sur place, moi pour ce petit con de juif.» Reste, dans tous les cas, «de la belle littérature, avec des petits morceaux d’horreurs arrachés au bruit qui n’en finira jamais», comme l’écrit Céline dans Guerre.•