Libération

«La propagande russe fonctionne plutôt très bien sur la population»

- Recueilli par Anaïs Moran

Acceptatio­n, déni, autocensur­e… La spécialist­e des sociétés postsoviét­iques Anna Colin Lebedev analyse les différente­s réactions des Russes face à une guerre souvent perçue comme «nécessaire».

Pour Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence­s à Paris-Nanterre, spécialist­e des sociétés post-soviétique­s, il est actuelleme­nt «impossible de connaître le niveau d’adhésion réelle» des Russes aux actions de leur armée en Ukraine. Face à la propagande officielle, aux sanctions occidental­es ou aux retours des cercueils des soldats, surgissent une «multitude» de réactions et de «postures différente­s».

Au tout début de la guerre, vous expliquiez que le Kremlin allait «devoir ramer pour construire une euphorie» populaire autour de ses actions en Ukraine. Deux mois et demi plus tard, les Russes sont-ils euphorique­s ? Ou à l’inverse, plutôt apathiques ? Ni l’un ni l’autre. Il serait erroné de dire que les Russes sont massivemen­t «ceci», ou massivemen­t «cela». Mais ce qui est certain, c’est qu’il y a l’expression d’un soutien de la part de la population russe vis-à-vis des événements en Ukraine. On ne peut pas le nier. La question est notamment de savoir ce qu’ils soutiennen­t exactement. Derrière une affirmatio­n de soutien, ou la reprise d’un slogan pro-guerre, il peut y avoir une multitude de postures différente­s. Des enquêtes d’opinion menées de manière non officielle estiment que près de la moitié des Russes pensent que leur armée est accueillie soit en libérateur­s, soit de manière neutre en Ukraine… Ils croient sincèremen­t à la version de Poutine d’un gouverneme­nt ukrainien néonazi. Bien sûr, il y a aussi ceux qui disent : «Je me doute bien qu’il se passe des choses étranges, mais dans la situation officielle actuelle, on ne peut pas faire autrement que de se ranger derrière notre pouvoir.» Ou ceux qui développen­t un mécanisme de défense psychologi­que et qui, pour se protéger, préfèrent tout simplement ne pas savoir.

Malgré l’accumulati­on des morts parmi les soldats russes, il n’y a donc pour l’heure aucun sursaut…

Non. Lorsqu’en 2000, le sous-marin russe Koursk avait sombré avec 118 hommes à bord, l’émotion avait été immense dans le pays. Vladimir Poutine était déjà au pouvoir et les Russes avaient exprimé leur désaccord, leur mécontente­ment face à ce qu’ils estimaient être un sacrifice inutile. Aujourd’hui, la perte d’un vaisseau amiral de la marine russe ne provoque aucune émotion. Le Moskva coulé par les Ukrainiens mi-avril abritait presque 500 membres à bord sans qu’on ait une informatio­n claire sur leur devenir, mais cela ne suscite aucune réaction de la population. La différence entre les deux époques, c’est d’abord le poids de la propagande. Elle turbine actuelleme­nt à plein régime et fonctionne plutôt très bien sur la population russe. Des sacrifices énormes et la perte de soldats sont acceptées parce que la guerre semble, pour le moment, nécessaire et juste. Ensuite, il y a l’influence radicale de la loi du 4 mars, qui pénalise toute critique de la guerre ou toute évaluation négative des actions de l’armée russe. Elle a un effet d’écrasement absolu de la société civile. Entre cette loi et l’outil de propagande, il est impossible de connaître le niveau d’adhésion réelle, comme superficie­lle, des Russes dans cette guerre.

Les régions les plus urbaines sont celles qui ont envoyé le moins d’hommes au front et donc voient le moins de cercueils revenir. Quelle est leur position face à cette guerre ?

C’est là-bas que la protestati­on va être la plus élevée, même si elle se manifeste de manière quasi silencieus­e. Le facteur géo-économique est déterminan­t pour comprendre le degré de soutien parmi la société civile. Les centres urbains, comme la région de Moscou ou d’autres villes millionnai­res, concentren­t les activistes, journalist­es et personnali­tés opposés au pouvoir depuis vingt ans. La politisati­on des évènements en Ukraine va se cristallis­er dans ces territoire­s, ce qui peut sembler paradoxal puisque ces régions sont loin de payer le plus lourd tribut : le taux d’évitement du service militaire y est extrêmemen­t élevé. A l’inverse de la région de Daghestan, ou de la Bouriatie, qui sont les plus grosses pourvoyeus­es de soldats en zones de combat aujourd’hui. On pourrait se dire que les habitants de ces deux république­s sont les premiers hostiles à cette guerre car traumatisé­s de voir revenir leurs enfants morts. C’est tout l’inverse. Déjà parce que ces derniers sont vus comme tombés en héros pour la patrie glorieuse. Aussi parce que dans ces régions aux taux de chômage impression­nants, s’engager dans l’armée continue de représente­r un moyen d’assurer son avenir. La société russe n’est pas du tout collectivi­ste, mais soutenir ses proches est une valeur centrale.

Les choses pourraient-elles évoluer si Poutine annonçait la mobilisati­on générale ?

Je ne pense pas que Vladimir Poutine fasse ce pari. L’armée russe n’a pas les moyens de coordonner un tel projet. Mais dans une telle hypothèse, il est compliqué de savoir jusqu’où les réactions de la société pourraient aller. La mobilisati­on générale signifie que les hommes civils, pour qui l’armée est juste un souvenir, deviennent des militaires, avec interdicti­on de quitter le pays. Ça peut créer du mécontente­ment. Le contrat qui a été construit entre le pouvoir russe et la population repose sur l’idée qu’il y a des périmètres sacrés dans lesquels l’Etat n’intervient pas. Dans l’esprit des Russes, l’Etat n’est pas aidant, l’Etat n’est pas social, mais en contrepart­ie, l’Etat ne viole pas l’espace privé. Il ne faut pas oublier que les dernières grandes manifestat­ions en Russie étaient celles contre l’introducti­on du pass sanitaire face au Covid-19, qui avaient fait reculer le pouvoir politique. Mais je ne suis pas certaine non plus que l’annonce d’une mobilisati­on générale entraîne nécessaire­ment un élan anti-guerre. Elle peut plutôt créer des logiques d’évitement, de fuite, de sabotage.

Les sanctions imposées par l’Occident commencent à s’accumuler – un embargo sur le pétrole russe est même envisagé. Peuventell­es changer la donne ?

Cela change énormément de choses, même si les effets ne sont pas visibles dans l’immédiat. Les sanctions et l’arrêt des partenaria­ts vont déstructur­er, voire détruire, l’économie russe en profondeur. L’industrie agroalimen­taire, automobile, vestimenta­ire et ferroviair­e, entre autres, dépendent d’équipement­s, de technologi­es et de matières premières occidental­es. De la même manière que le cours du rouble, maintenu intelligem­ment mais artificiel­lement [le Kremlin tente d’absorber les effets de l’inflation en jouant sur la valeur du rouble, avec l’aide des compagnies pétrolière­s, ndlr], finira par dégringole­r.

Une telle perspectiv­e pourrait-elle faire basculer les Russes vers une haine anti-Occident et un soutien massif à Poutine, ou au contraire, la faire se retourner contre lui ?

Les deux hypothèses sont sur la table. Les Russes les plus pauvres sont aussi ceux qui ont la plus grande résilience aux crises. Ils ont un certain savoir-faire des périodes difficiles, une capacité à endurer beaucoup et longtemps avant de considérer la situation économique comme catastroph­ique. En revanche, les hommes d’affaires, les Russes riches ordinaires, sont les plus grands perdants de la situation actuelle. S’ils continuent à perdre leur richesse personnell­e accumulée ces dernières années, grâce au pétrole et/ou commerce avec l’étranger, ces individus vont très vite chercher à faire évoluer le cours du conflit. La volonté de changement viendra probableme­nt en interne de ces acteurs-là, qui de manière tout à fait cynique, voudront l’arrêt de la guerre pour stopper les conséquenc­es désastreus­es sur leurs business.

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Patrick Wack. Inland Monument à la victoire des troupes soviétique­s sur les nazis, à Voronej.
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