PRÉSIDENTIELLE AUX PHILIPPINES
Tout reste affaires pour le clan Marcos
«Tout un narratif
sur les années glorieuses, la vie calme et pas chère
au temps de Marcos père tourne en boucle.»
Maria Ela L. Atienza professeure de sciences
politiques
Bongbong Marcos, fils de l’ancien dictateur au pouvoir durant vingt ans, fait figure de favori à l’élection de lundi pour succéder au «justicier» Rodrigo Duterte. Une reconquête sur fond de déni des crimes commis par la famille, de révisionnisme et de corruption.
L’élection n’a pas encore eu lieu, mais la victoire est déjà là. Lundi, les Philippins pourraient envoyer au Palais présidentiel Malacañan, à Manille, Ferdinand Marcos Junior. Surnommé «Bongbong» (ou «BBM»), il est le fils du défunt dictateur, voleur et corrupteur de première catégorie, qui a détourné près de 10 milliards de dollars (9,5 milliards d’euros), et autocrate de première main, qui a fait arrêter, torturer et tuer des milliers de personnes durant les vingt ans de son règne, entre 1965 et 1986. Avant d’être chassé du pouvoir et de mourir en exil à Hawaï.
Suprême et funeste ironie, alors que le pays s’apprête cette année à commémorer la triste instauration de la loi martiale décrétée par l’autoritaire Ferdinand Marcos il y a cinquante ans, celui qui se présente comme son plus fidèle et loyal héritier est en passe d’être élu président. Il pourrait succéder au «shérif» Rodrigo Duterte dont la très sale guerre antidrogue a fait au moins 20000 morts. Jadis paria, les Marcos sont donc au seuil du pouvoir présidentiel. Et cette probabilité d’un retour en forme de reconquête est en soi une consécration politique.
BBM est le favori des sondages, même si les enquêtes ont été peu nombreuses et qu’une surprise est possible lundi. Loin d’entamer un devoir d’inventaire sur les années noires du père, le fiston fait campagne sur la marque, le nom, l’héritage. Sur les podiums et les estrades, les flyers et les spots, la «team Marcos» a lancé les grandes manoeuvres pour reconquérir la gloire perdue, restaurer la fierté bafouée et racheter l’image de la «plus puissante dynastie du pays, note le politologue Aries Arugay à Manille. Ils n’ont jamais quitté les feux de la rampe politique, mais ils ont investi dans une efficace machinerie de désinformation et de révisionnisme historique. Bongbong est le mandataire de toute la dynastie. Il a cultivé une proximité avec son père, il lui ressemble». S’il fallait encore s’en convaincre, il suffit de regarder sur YouTube la vidéo si glamour et flagorneuse «The Greatest Lesson Bongbong Marcos Learned From His Father» («La plus importante leçon qu’a appris Bongbong Marcos de son père»), visionnée près de 15 millions de fois.
«Virus du mensonge»
Seul fils de l’ancien dictateur, Bongbong Marcos, 64 ans, loue en boucle le «génie politique» du paternel, son «idole». «Si on avait permis à mon père de poursuivre ses projets, nous serions aujourd’hui comme Singapour», ne craignait pas de déclarer Marcos Junior, en 2011, quand on célébrait la révolution populaire et démocratique qui a renversé le dictateur vingt-cinq plus tôt. Aujourd’hui, le message est bel et bien passé et l’heure est à la revanche chez les partisans et au sein du clan Marcos. Une forme de «contre-révolution pour effacer 1986», selon l’universitaire Richard Heydarian, s’est installée dans le pays et a gagné les esprits. Même si des millions de Philippins réprouvent le probable retour d’un Marcos à la fonction suprême. «Tout un narratif sur les années glorieuses, la réussite, la vie calme et pas chère au temps de Marcos père tourne en boucle, se désole Maria Ela L. Atienza, professeure de sciences politiques à l’université des Philippines Diliman. L’erreur des élites, du corps enseignant, est d’avoir délaissé l’éducation sur ce passé brutal. A la différence d’autres pays, il n’y a pas eu de commission vérité et réconciliation sur les années Marcos. Aujourd’hui, les efforts pour vérifier les informations, débusquer les fake news restent très limités. Clairement, rien n’a été anticipé sur l’utilisation des réseaux sociaux.»
Les 110 millions de Philippins sont extrêmement connectés. Les politiques ont investi en force ce redoutable champ de bataille en ligne. Loin d’avoir été désarmées, les fermes à trolls et les machines à clics qui ont assuré la victoire du «shérif antidrogue» Rodrigo Duterte lors de la présidentielle de 2016 tournent aujourd’hui à plein régime. La prix Nobel de la paix philippine, la journaliste Maria Ressa, a souvent alerté sur les «bombes atomiques» que sont les fake news, le «virus du mensonge» et sur le manque de «garde-fou des plateformes technologiques». Cela «nous poussera du haut des falaises et nous perdrons notre démocratie».
Sur Facebook et YouTube, la désinformation, le déni, le révisionnisme atteignent des sommets de fables et de complotisme. Leni Robredo, la courageuse candidate de l’opposition à la présidentielle et actuelle vice-présidente soucieuse de transparence et de justice, est la première à en faire les frais. Elle espère pouvoir créer la surprise lundi, elle qui avait humilié BBM en s’emparant de la vice-présidence qu’il convoitait en 2016.
Avions de sable blanc
Le storytelling se nourrit de la Marcos nostalgie. Récemment, une vidéo sur TikTok a récolté des dizaines de milliers de vues et presque autant de réactions avec le slogan «Ramenez Marcos». La moitié des 67,5 millions d’électeurs ont pourtant moins de 41 ans et n’ont guère connu les années sombres de la loi martiale. Elles ont toutefois donné lieu à des abus et des répressions en cascade dont les effets sont toujours visibles.
Elu président en 1965, Ferdinand Marcos s’est lancé dans un vaste chantier de construction d’infrastructures, d’hôpitaux, de centrales électriques, porté par une forte croissance économique. Sept ans plus tard, avant la fin de son second et dernier mandat, il proclame la loi martiale, avec le soutien des EtatsUnis, au prétexte de la lutte contre le communisme.
Les opposants sont pris pour cible, les libertés confisquées. Une campagne de militarisation démarre avec une explosion des dépenses de défense. Et les atrocités suivent. Au moins 70 000 opposants sont emprisonnés, 34 000 sont torturés, avance Amnesty International. Plus de 3 200 personnes vont trouver la mort pendant ces années de plomb,
des centaines sont portées disparues. Après des fraudes électorales et des manifestations de masse contre la violence du régime, le dictateur Marcos est lâché par ses généraux et l’administration Reagan aux Etats-Unis. Fin février 1986, le clan s’enfuit à Hawaï où le patriarche mourra en 1989.
On découvre alors l’ampleur de la corruption et des biens mal acquis des Marcos. «Pendant près de vingt ans de règne et de pillage du pays, [ils] ont réussi à acquérir un montant approximatif de 5 à 10 milliards de dollars de richesses et d’objets de valeur du gouvernement philippin, par l’intermédiaire de leurs associés, de leurs complices», selon la Commission présidentielle sur le bon gouvernement (PCGG).
Le Guinness des records a parlé du «plus grand vol de gouvernement» jamais vu. Personne n’a oublié les 3 000 paires de chaussures
d’Imelda Marcos et son goût immodéré pour les créations de Gucci et Christian Dior, ses dépenses exorbitantes en bijoux Cartier, en vaisselle, en tenues, en vase chinois, en tableaux de maîtres. Sans oublier les valises de cash, les avions dépêchés pour ramener du sable blanc, des fromages d’Europe, les investissements immobiliers sur toute la planète. Une orgie de pillages et d’achats quand le salaire annuel moyen d’un Philippin plafonnait à 1 017 dollars en 1986. Aujourd’hui, l’Etat philippin tente de récupérer une part de cette richesse cachée. Plus de 80 procédures sont toujours ouvertes par la PCGG. «Les enquêtes et procès diligentés par la PCGG sont évidemment en danger si Marcos est élu puisque tout n’a pas été récupéré. Il y a aussi des dossiers en cours contre les Marcos. Comment peut-on leur confier le suivi de ces affaires? interroge Maria Ela L. Atienza. [BBM]
s’est présenté pour protéger sa famille et ses intérêts.»
La matriarche du clan, Imelda, a été condamnée en 2018 pour avoir détourné 200 millions de dollars (190 millions d’euros). Elle a fait appel et reste en liberté, notamment auprès de son fils. On comprend pourquoi ce dernier ne souhaite plus «revenir sur des questions vieilles de trente-cinq ans», comme il l’a dit en janvier.
«Enfant gâté»
II préfère faire campagne avec un slogan-mantra attrape-tout : «l’unité», pour «survivre à la crise dans laquelle nous sommes», a-t-il dit le 8 février en évoquant le Covid et les prix qui flambent. «II veut parler des choses qui nous unissent. Autrement dit, aller de l’avant et oublier le passé. Il fait une campagne marquée par le vide de son programme», juge le politologue Aries Arugay. Voulant éviter les controverses, BBM a refusé de débattre. S’est prêté à quelques interviews pour lesquelles il a «choisi ses journalistes et ses médias, reprend la professeure de sciences politiques Maria Ela L. Atienza. Il a fait campagne avec beaucoup d’argent et un service de sécurité très présent. S’il est populaire, c’est grâce à son nom. Mais il n’est que la très pâle ombre de son père».
Gouverneur de la province Ilocos Norte, le fief du clan, BBM a 28 ans quand il est contraint à l’exil avec ses parents. Il revient avec sa mère et ses soeurs en 1991. Patiemment, ils vont reconstituer leur réseau, reconstruire leur pouvoir localement. Aujourd’hui, dans un système politique régi par plus de 230 grandes familles, les Marcos restent la dynastie la plus puissante de l’archipel. Trois générations ont remporté des sièges au Sénat, à la Chambre des représentants, dans des gouvernements régionaux. «Ils ont financé les campagnes des présidences Arroyo, Estrada et Duterte», ajoute Maria Ela L. Atienza. Le «justicier» Duterte a idéalisé l’autoritaire Marcos père. A tel point qu’il a autorisé l’inhumation de son corps embaumé dans le cimetière des héros de la nation en 2016. Duterte, dont les six années d’une présidence entre braguette et gâchette ont contribué à affaiblir les institutions, a aidé à la normalisation et au retour des Marcos. Même s’il a campé Bongbong Marcos en «leader faible» et en «enfant gâté», il l’a tout de même présenté comme un potentiel successeur. Sara Duterte, sa fille, a d’ailleurs choisi de faire campagne pour la vice-présidence des Philippines – l’élection a lieu le même jour, mais séparément – et de passer une alliance avec Ferdinand Marcos Junior. Inquiété par la Cour pénale internationale (CPI) pour sa guerre contre la drogue, Rodrigo Duterte n’a pas dû être mécontent quand BBM a déclaré qu’il n’autoriserait la venue des enquêteurs de la CPI seulement en tant que «touristes». Un beau message d’unité entre les Marcos et les Duterte.