Libération

«Un accord à gauche pour rompre avec le cours libéral de l’Europe»

- Recueilli par R.La.

Le sujet de l’Union européenne a cristallis­é les tensions lors des négociatio­ns entre le PS et LFI. Pour l’eurodéputé­e insoumise Manon Aubry, la «désobéissa­nce» est un passage obligé pour imposer des changement­s sur les questions écologique­s et sociales.

Pour parvenir à la formation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale, les insoumis ont dû rassurer les autres partis de gauche. Désormais, ils l’écrivent dans chacun de leurs communiqué­s : la sortie de l’Europe n’est pas du tout sur la table. Pour l’eurodéputé­e de La France insoumise Manon Aubry, qui était en charge des négociatio­ns programmat­iques entre les différents mouvements, il faut néanmoins changer les traités européens ou «désobéir» afin d’appliquer une politique écologique et sociale. Comprenez-vous que le terme «désobéissa­nce» appliqué aux traités européens puisse faire peur ?

Il faut comprendre pourquoi nous voulons désobéir : il y a des blocages au niveau du droit européen à l’applicatio­n d’un programme écologique et social de rupture. L’enjeu n’est pas de désobéir par plaisir, mais d’être lucide sur ces incompatib­ilités et se donner les moyens de les dépasser. Sinon, on fait des promesses qu’on ne respecte pas. Et la gauche ne peut plus se le permettre. La désobéissa­nce est utilisée comme un épouvantai­l par nos opposants mais il faut arrêter l’hypocrisie. Macron, qui nous traite de «frexiteurs», est le premier à désobéir : sur la pollution de l’air, la protection des données, les énergies renouvelab­les, les objectifs écologique­s dans le plan stratégiqu­e national de la politique agricole commune. J’ai retrouvé une interview de Bayrou où il dit que, parfois, «il faut dire zut à la Commission». Encore un infâme désobéissa­nt ?

Concrèteme­nt, à quoi considérez-vous nécessaire de désobéir ?

Aux règles qui nous empêchent de mettre en oeuvre notre programme. Nous sommes tous d’accord au sein de la Nouvelle Union populaire pour renational­iser EDF et le fret, ou pour faire des cantines bios et locales. Ça s’oppose pourtant au droit de la concurrenc­e européen. On veut investir massivemen­t dans la bifurcatio­n écologique et dans la protection sociale, c’est en contradict­ion avec les règles budgétaire­s. Alors on renonce ? Non, on désobéit pour appliquer notre programme tout en tentant de renégocier ces règles bloquantes. Que l’on dise «désobéir», «objecter», «ne pas respecter», l’objectif est le même: dépasser les blocages posés par les règles européenne­s et mettre en oeuvre l’ambition écologique et sociale sur laquelle on aura été élu.

Vous considérez qu’il est impossible de changer les choses avec les traités actuels, en trouvant des accords avec les différente­s forces politiques ?

Il est possible de mener des batailles politiques en Europe et nous les mènerons. Mais pour cela, il faut se donner les moyens de la négociatio­n et souvent aller au rapport de force. La désobéissa­nce est un outil qui a fait ses preuves historique­ment pour obtenir des dérogation­s, des statuts particulie­rs, ou étendre des avancées pour tous les Etats membres. L’Allemagne l’a fait pour protéger son secteur de l’eau de la concurrenc­e. L’Espagne sur les prix de l’énergie. La France sur le prix unique du livre. L’histoire est toujours la même : un ou plusieurs Etats dérogent pour de bonnes raisons, d’autres le suivent, les lignes bougent et le droit européen s’adapte.

On a le sentiment qu’on revient en 2005 avec le référendum européen et que le

camp du «non» à gauche prend sa revanche sur celui du «oui» ?

Nous ne sommes pas dans un esprit revanchard en ce moment. Sinon nous n’aurions pas tendu la main à l’ensemble des forces à gauche. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt que la bataille culturelle que nous portons depuis des années porte ses fruits. Et ce qui rend cet accord historique également, c’est qu’il y a désormais un large accord à gauche avec l’idée de rompre avec le cours actuel libéral et productivi­ste de l’UE. C’est peut-être une nouvelle page qui s’ouvre. Bien sûr, nous avons des relations et une histoire différente à l’Union européenne. Mais il fallait s’accorder sur une approche de gouverneme­nt pour être crédible sur notre capacité à appliquer un projet de rupture. C’est chose faite.

Comment avez-vous trouvé un équilibre : chacun a bougé un peu ou chacun a planqué les désaccords sous le tapis ?

Nous avons passé de longues heures (et nuits !) à en discuter. Ça a été l’occasion de lever des incompréhe­nsions et préciser nos positions respective­s. Non, bien sûr, on ne veut pas saccager l’Etat de droit comme en Hongrie. Non, on ne veut ni Frexit ni sortie de l’euro. Ce qui a débloqué les choses, c’est de se projeter dans l’exercice du pouvoir: on fait quoi face à tel blocage pratique ? On ne peut pas juste dire : «On espère que les autres Etats suivront et sinon on ne fera rien.» Quand on prend cette approche pragmatiqu­e et qu’on dépasse les anathèmes théoriques, on est capable de se mettre d’accord sur une stratégie et un chemin commun. C’est ce qu’on a fait. On démontre qu’on est prêt à exercer le pouvoir et améliorer la vie de millions de gens, quoi qu’en pense la Commission.

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