Aliette de Laleu « Dans l’ombre des compositeurs, les femmes n’étaient pas que des muses »
Victime de préjugés sexistes, la musique classique s’est aussi écrite au féminin, rappelle la journaliste musicale Aliette de Laleu dans son essai «Mozart était une femme». Les compositrices et les musiciennes ont dû faire face à deux obstacles majeurs : l’empêchement des carrières et l’effacement des mémoires. Un matrimoine qui doit retrouver la lumière.
Dans un dernier souffle, la femme crie et le rideau tombe. Dans les opéras romantiques, la Traviata, Tosca, Madame Butterfly, la mort des divas répète, d’une oeuvre à l’autre, la même scène, très codifiée, conditionnant le sublime au destin tragique de ces femmes sans cesse poussées au suicide, tuées, violées. Parce qu’elle est écrite par des hommes, tout comme son histoire, les femmes sont-elles vouées à occuper une place de seconde zone dans la musique classique, muse de l’ombre ou diva sacrifiée? Pourtant, les femmes musiciennes ou compositrices ont toujours existé, et ont même pu profiter, à certaines époques, de la même lumière que les hommes, rappelle la journaliste musicale Aliette de Laleu dans Mozart était une femme, histoire de la musique classique au féminin.
Dans cet essai vif et fourmillant d’anecdotes, à écouter casque aux oreilles, la chroniqueuse sur France Musique déconstruit les clichés sur le genre des instruments et exhume, derrière les noms les plus connus de Pauline Viardot ou Fanny Mendelssohn, ceux d’Augusta Holmès ou d’Ethel Smyth, un matrimoine oublié principalement victime du XXe siècle, au cours duquel s’est sclérosée une histoire de la musique purement masculine. Dans l’imaginaire collectif, quelle place est réservée aux femmes dans le classique ? J’essaie de lutter contre le mythe selon lequel, dans l’ombre des compositeurs, les femmes n’étaient que des inspiratrices passives, des muses –ce terme si courant et qui a fait tant de mal. Depuis quelques années, les études montrent que la plupart étaient en réalité elles-mêmes des musiciennes, chanteuses, ou compositrices. Certaines ont eu des carrières professionnelles dès le XVIIe siècle. Elles devaient se contenter de mener ces activités «dans leur coin» sans que cela ne gêne l’aide qu’elles apportaient à leurs aînés ou leurs maris sur des partitions, étant copiste par exemple comme l’était la femme de Bach, Anna Magdalena, qui s’occupait de recopier les partitions de son mari et pouvait y apporter sa touche au point de signer des pièces du nom de «Madame Bachen». Pourtant, certaines étaient plus connues que leurs époux ou frère à l’époque, comme Clara Schumann, qui était l’une des plus célèbres pianistes du XIXe siècle. C’est son mari que l’histoire a retenu…
Contrairement à votre titre provocateur, Mozart n’était pas une
femme, mais il en a éclipsé une, qui était-elle ?
J’avais envie de rendre hommage à celle que l’on désigne, comme souvent, par le lien qui la relie à l’homme, à savoir Maria Anna, la soeur de Mozart. La symbolique de sa trajectoire est à la mesure de la notoriété de son frère, certainement le plus célèbre des compositeurs. Celle qu’on surnomme Nannerl était une brillante musicienne et compositrice prodige comme son frère. Elle avait le droit d’être sur scène avec lui et a fait une tournée familiale dans plus de 80 villes en Europe. Elle était applaudie, reconnue, son talent était avéré.
Mais leurs destins se séparent brutalement : à partir de 16 ans, pour elle, la scène et la musique, c’est fini. Elle est écartée de la musique pour se consacrer à la préparation de son mariage, qui ne surviendra pourtant que quinze ans après. Elle continue à l’enseigner mais n’a absolument plus aucun espoir de carrière. Toutes ses partitions ont été perdues, aucune ne nous est parvenue.
Son histoire montre à quel point on a empêché de nombreuses femmes de pouvoir simplement imaginer une carrière de musicienne ou de compositrice. Dans le cas de Nannerl, on la chance de connaître son nom, mais derrière elle il y a toutes les anonymes.
Pourquoi leur nom a-t-il été effacé ?
La musicologie, qui naît au début du XXe siècle, se présente d’emblée comme une discipline très masculine, qui a mis spontanément au panthéon des noms d’hommes. C’est là que commence à s’écrire une certaine histoire, celle des grands compositeurs comme Bach, Beethoven, Mozart ou Schubert. En réalité, cette histoire est plus ancrée car plus accessible. A la différence de la peinture ou de la littérature, les partitions qui contiennent la musique ne sont pas lisibles par les non-initiés. Juger du talent et de la qualité d’une oeuvre demande un travail et des efforts énormes : il faut retrouver les noms des musiciennes oubliées et de leurs oeuvres avant d’aller chercher les partitions, de trouver quelqu’un qui pourra les jouer, les enregistrer puis les diffuser.
Cette réhabilitation prend un temps considérable. Depuis que ce travail a commencé, on se rend compte à quel point l’histoire nous a privés de ces musiques sublimes, comme celle de la compositrice française Louise Farrenc, jouée par les orchestres les plus prestigieux du début du XIX siècle, dont le nom était très présent dans les dictionnaires de la musique avant d’en être effacé jusque dans les années 1980, où elle revient comme simple professeur de piano, associée au nom de son mari éditeur !
De quels préjugés sexistes la musique écrite ou jouée par des femmes souffrent-elles ?
La musique écrite ou jouée par des femmes est souvent considérée comme douce, négligeable, pas assez qualitative. Elle était associée à des formes légères, pour petits ensembles, tandis que la musique masculine serait censée être plus puissante, pour grands ensembles, comme chez Wagner. Aujourd’hui, des programmateurs de festivals ou de salles sont encore persuadés que Liszt ne peut pas être joué par des pianistes femmes parce que c’est trop «viril».
Les compositrices sont bloquées dans ce dilemme : soit elles restent dans les genres «féminins» mal considérés soit elles affrontent comme Louise Farrenc des genres «masculins» comme la symphonie ou l’opéra, où elles sont aussi dénigrées car virilisées négativement, dépossédées de leur féminité. On retrouve ces critiques dans les commentaires du jeu de la pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili qui jouerait «comme un homme», ou dans celles, virulentes, que subissait la franco-britannique Augusta Holmès, qui a composé beaucoup d’opéras au début du XX siècle. A travers sa musique, c’est sa personne qui était mise en cause.
Quelles sont les grandes étapes de la féminisation de la musique classique ?
Fondamentalement, les femmes ont toujours joué et composé mais ont dû affronter deux principaux obstacles : d’abord celui de l’accès empêché aux carrières, puis celui de leur effacement des mémoires et des archives, difficile à quantifier et qu’a beaucoup étudié la musicologue Florence Launay. Historiquement, cette féminisation n’est pas linéaire et progressive, des époques comme celle du baroque italien ont été plus propices à l’épanouissement des talents. Les grandes crises comme la Révolution française et les deux guerres mondiales ont été à l’inverse marquées par un élan confus vers une plus grande liberté, qui s’est vite refermé. A la Révolution, les femmes accèdent en masse à la direction des théâtres, puis ça s’essouffle avec l’émergence du code civil qui formule noir sur blanc le renvoi de la femme à la sphère privée, à son rang de mère et d’épouse soumise. Au début du XXe siècle s’ouvre sur une promesse
de féminisation avec des figures comme les soeurs Nadia et Lili Boulanger, un nombre plus important de solistes dont la violoniste Ginette Neveu et l’émergence de cantatrices afro-américaines comme Marian Anderson. Un élan stoppé net par les deux guerres mondiales.
Le contrôle des femmes en musique passe aussi par un rapport très codifié à l’instrument, rappelez-vous.
A la fin du XVIIIe siècle, un pasteur allemand établit par écrit la liste des instruments dont les femmes sont autorisées à jouer. A elles les sonorités aiguës comme le clavecin ou la harpe – pourtant très lourde ! –, aux hommes les basses, les cordes et les flûtes, nécessitant des mouvements de bras, de joues ou de lèvres. Il y a toujours des exceptions, on trouve quelques femmes violoncellistes au XIXe siècle, mais c’est indécent car on tient l’instrument entre ses jambes écartées… Juste après la Révolution qui voit la naissance du Conservatoire de Paris, les femmes se précipitent dans des classes de piano dédiées, mais ne peuvent pas profiter de l’enseignement de la grande professeure Hélène de Montgeroult, réservé aux hommes. A l’inverse, les classes de corde sont moins accueillantes. Au début du XXe siècle, le Conservatoire établit des quotas pour limiter le nombre de femmes dans certaines classes afin qu’elles ne piquent pas la place des hommes. Pour les instruments à vent comme les cuivres, leur présence est plutôt récente, au XXe siècle. Quant aux classes de composition, après la Révolution, elles sont interdites aux femmes. Il faut attendre un siècle, en 1870, pour qu’elles puissent y entrer.
Le contexte familial a-t-il toujours été un frein aux carrières musicales ?
D’une part, la plupart de ces femmes provenaient de milieux aristocratiques et bourgeois où l’éducation musicale était plus répandue, via des professeurs particuliers. Mais plus tard, il était plus facile de ne pas se marier pour se consacrer à sa carrière musicale. Certaines ont dû fuir leur famille comme la britannique Ethel Smyth, qui est partie à moins de 20 ans apprendre la musique à Leipzig. Elle a mené une vie plutôt solitaire et indépendante. Au XIXe siècle, en Angleterre, son influence était considérable, sa musique était jouée pour la reine. Mais lasse de devoir se battre pour faire jouer sa musique, elle préfère s’engager pour le mouvement des suffragettes! Pour les autres, même celles qui ont pu accéder à la composition comme Fanny Mendelssohn ou Alma Mahler,
elles avaient moins de temps à consacrer à leur carrière. Les hommes, eux, pouvaient voyager, faire des tournées, se balader chaque jour pour trouver l’inspiration comme Gustav Mahler. Composer ne signifie pas se mettre à une table avec un papier et un crayon, mais nécessite un temps de réflexion. Les femmes n’en avaient pas et étaient donc discriminées à la base.
Est-il plus facile aujourd’hui pour les femmes d’avoir une carrière musicale «savante» ?
C’est devenu «un sujet» en tout cas. Dès le début du XXe siècle, des concerts 100 % compositrices existaient mais c’est surtout dans les années 1970 que les mouvements féministes ont fait émerger une musicologie par les femmes, avec une première vague de recueils et de dictionnaires évoquant des compositrices. Depuis, ça n’a pas tellement bougé. Les derniers chiffres officiels venus de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) et du ministère de la Culture comptent moins de 5 % de compositrices programmées dans les festivals et les salles de spectacles en France. Les compositrices contemporaines pâtissent doublement de l’image élitiste de cette musique. Le grand public ne connaît pas tellement, par exemple, la musique de la Finlandaise Kaija Saariaho par exemple, pourtant très installée et reconnue.
Et du côté des femmes musiciennes ?
Une révolution dans les orchestres a eu lieu au XXe siècle avec l’arrivée en masse de musiciennes mais dans les dix dernières années, je vois aussi moins d’évolution. Elles stagnent à 35 % dans les orchestres environ, selon les chiffres de l’Association française des orchestres, alors qu’elles tournent autour de 55% dans les conservatoires. On met en avant quelques solistes femmes «stars» comme la pianiste Maria João Pirès ou la violoniste Isabelle Faust, mais récemment deux importants festivals de piano – un instrument très investi par les femmes– Pianos jacobins à Toulouse et Lisztomanias à Châteauroux, ont présenté des programmations totalement masculines – à l’exception d’une femme jouant à quatre mains avec son mari! Lorsqu’ils ont été interpellés sur le sujet, la réponse formulée par les programmateurs a été la suivante : «Il n’y en a pas.»
Que gagnerait la musique classique à valoriser ce matrimoine ?
La musicologie, qui naît au début
du XXe siècle, se présente d’emblée
comme une discipline très masculine, qui a mis spontanément
au panthéon des noms d’hommes.
La musique classique a besoin de montrer qu’elle est vivante, qu’elle n’est pas figée et sclérosée. Elle ne peut pas se contenter de proposer pour la énième fois la Ve Symphonie de Beethoven ! Cela ne signifie pas qu’il faut effacer ce répertoire, mais qu’il faut déployer la même énergie qu’ont déployée les musicologues des années 1970 pour exhumer le répertoire baroque, qui était totalement oublié et auquel nous sommes désormais familiers grâce à ce travail. Faire vivre et écouter une musique qui n’a encore jamais été jouée aujourd’hui apparaît comme une chance exceptionnelle.