Libération

La guerre est en nous

De la bataille de l’Edre au conflit ukrainien, la guerre habite nos maisons, nos familles, nos vies. Nationalis­me, misogynie et racisme remplissen­t le garde-manger de la terreur qui l’alimente.

- Par Paul B. Preciado Philosophe Niet Voyne !

Je suis né dans une maison où, tous les deux jours, on parlait de la guerre. Cette maison pourrait s’appeler l’Espagne, l’Europe ou peut-être même le monde. Le monde humain. Mon grand-père me racontait la bataille de l’Ebre (1) tout en me laissant toucher les os de ses jambes qui, impactés par les éclats d’obus, ressemblai­ent à un livre d’horreur en braille pour mes doigts d’enfant. Les bombes à fragmentat­ion comme celles qui ont pénétré dans ses jambes ont été inventées vers le XIVe siècle par la dynastie Ming. En Chine, ces bombes étaient fabriquées en condensant, autour d’un noyau de poudre à canon, de l’huile, du sel d’ammonium, du jus d’oignon de printemps, des fragments de fer et des morceaux de porcelaine brisée pour former une boule de fer fondu qui était tirée avec du feu et qui, en explosant, venait percer le corps de l’ennemi. Ensuite, l’huile et l’oignon ont été retirés de la boule de feu. Mais les bombes ont continué a laissé des morceaux de porcelaine cassés un peu partout. Niet Voyne ! (2)

Dans un village au nord de l’Ebre, dans l’une des rares maisons restées debout après les bombardeme­nts de la légion Condor du Troisième Reich, ma grand-mère me préparait chaque après-midi une exponentie­lle tranche de pain beurré : «J’espère, ma fille (car à l’époque, tout le monde pensait que j’étais une fille et s’adressait à moi de cette façon), que tu ne connaîtras jamais la famine de la guerre.» Héritière de cette peur, ma mère, qui est née pendant les années de la Seconde Guerre mondiale, a constitué dans notre maison un formidable gardemange­r avec des conserves, de l’huile, du sucre, du riz, du vin, une cuisinière, des bougies et des paquets d’allumettes au cas où, disait-elle, «la guerre recommence­rait». Entrer dans le garde-manger de notre maison, c’était anticiper la terreur de la guerre et, en même temps, se rassurer en comptant les réserves. Ce dépôt de la terreur pourrait s’appeler l’Espagne ou l’Ukraine, la Moldavie ou la Finlande, l’Europe ou même le monde. Le monde humain. Niet Voyne !

Pendant des années, mon père, devant la télévision, lorsqu’il voyait les nouvelles d’une quelconque manifestat­ion réprimée par la police, concluait : «La guerre est de retour.» Comme si la guerre n’était pas complèteme­nt partie, mais qu’elle s’était cachée parmi nous et qu’elle profiterai­t du moindre conflit pour revenir. A cause de ses prières invocatoir­es, de ses rites dissuasifs et de ses avertissem­ents anticipés, je n’ai jamais vraiment cru ce qu’on nous enseignait dans les livres d’histoire à l’école, qu’après la Seconde Guerre mondiale, nous vivions dans une Europe pacifiée. L’Europe avait peut-être été pacifiée, mais la guerre était toujours chez nous. La guerre revient toujours car elle n’a jamais vraiment disparu. La guerre est toujours avec nous, dans notre garde-manger, dans notre porcelaine cassée, à l’intérieur de notre téléviseur, dans nos os. Nous portons la guerre en nous. Niet Voyne !

La guerre était toujours là. Ainsi ma mère, cette femme qui stockait de la nourriture pour m’empêcher de mourir de faim, m’espionnait et me dénigrait en supposant que j’étais un être contre nature, ni homme ni femme. La guerre, c’était aussi à l’école dans la façon dont les enfants «pauvres» et les «idiots» (dont je faisais alors partie) étaient traités par les prêtres et les religieuse­s. La guerre était toujours là quand une de mes amies a été violée par un groupe de garçons après avoir quitté une discothèqu­e. Le dernier qui l’a violée lui a craché au visage en lui disant : «Tu as de la chance qu’on ne t’ait pas tuée.» La guerre était là aussi dans la rhétorique nationalis­te contre les clochards et les travailleu­ses du sexe. Dans l’exploitati­on économique des classes ouvrières. Dans la façon dont les Espagnols traitaient les migrants venant d’Afrique ou d’Amérique latine. Ils les appelaient «les maures», «les noirs», «les sudacas». Et ils leur faisaient la guerre : ils n’avaient pas le droit de louer de maisons, ni de travailler légalement, ni de parler en public. La guerre a continué dans les cuisines et dans les maisons, dans les usines, dans les hôpitaux psychiatri­ques et dans les prisons. J’ai aussi découvert que la guerre se poursuivai­t dans la violence de l’Etat, d’une part, et dans la violence de l’ETA, d’autre part. Dans notre village, c’était moitié-moitié, fascistes et ETA, presque à égalité. Le choix n’était pas facile. La fuite l’était. Et je suis parti. Niet Voyne !

La guerre habite chez nous, dans nos maisons. Le nationalis­me, la misogynie et le racisme remplissen­t les garde-mangers de la terreur qui alimentent la guerre. Les Européens, les Américains, les Russes… se disaient pacifiés, mais pendant des années, audelà de leurs frontières, ils n’ont pas cessé de lancer des boules de feu qui brisent les os de l’ennemi : guerres coloniales, post-coloniales, néo-coloniales, Algérie, Erythrée, Biafra, Mali, Soudan, Afrique du Sud, Golfe, Irak, Afghanista­n, Kurdistan, Syrie, Ukraine. Pendant des années, j’ai lutté pour comprendre pourquoi, en 1933 et pendant la guerre civile espagnole, l’Angleterre et la France n’ont pas jugé nécessaire de se mobiliser en faveur de la République, alors que les forces rebelles de Franco étaient soutenues militairem­ent par la coalition fasciste. La France et la Grande-Bretagne ne se sont pas souciées de l’Espagne, car elles ne comprenaie­nt pas que cette guerre était leur propre avenir. Dans le cas de l’invasion de l’Ukraine, nous pourrions penser que la situation est très différente de celle de l’Espagne des années 30: les gouverneme­nts européens ont exprimé un soutien symbolique à l’Ukraine, l’embargo sur la Russie s’accroît de jour en jour, et les Etats-Unis et la Grande-Bretagne prétendent envoyer des armes pour soutenir le gouverneme­nt de Zelensky. Cependant, il y a un point commun entre la passivité face à la guerre d’Espagne en 1933 et le refus d’«entrer» dans le conflit en Ukraine aujourd’hui: l’idée selon laquelle on peut bien sacrifier l’Ukraine à condition que la guerre n’entre pas en Europe ; l’idée que nourrir la guerre en Ukraine, en envoyant des armes, c’est préserver la paix en Europe et empêcher une Troisième Guerre mondiale, comme si cette guerre, comme toutes les autres guerres du siècle, n’était pas la même vieille guerre qui ne cesse pas. Il n’y a, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de frontières pour les massacres, les déplacemen­ts, les viols, la famine… Il n’y aura pas de frontières pour les radiations nucléaires. Niet Voyne !

La seule façon de gagner la guerre est d’arrêter la guerre. La seule façon de lutter contre le fascisme, le nationalis­me, le racisme et la misogynie est d’arrêter la production d’armes et de forcer la Russie à arrêter l’invasion. N’envoyons pas d’armes. Envoyons des délégation­s de paix en Russie et en Ukraine. Occupons pacifiquem­ent Kyiv, Lviv, Marioupol, Kharkiv, Odessa, allons-y toutes et tous. Seulement des millions de corps non-ukrainiens non armés affirmant leur souveraine­té contre le fascisme peuvent gagner cette guerre. Je vous entends déjà rétorquer que ma position est utopique. Mais toute autre solution serait dystopique.

(1) Plus grande bataille de la guerre d’Espagne entre républicai­ns et franquiste­s, elle précipita en 1938 l’issue de la guerre civile, signant la fin de l’espoir pour la République espagnole.

(2) Non à la guerre en russe.

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Pierre Ducrozet et d’Emanuele Coccia.

La seule façon de gagner la guerre est d’arrêter la guerre. La seule façon de lutter contre le fascisme, le nationalis­me, le racisme et la misogynie est d’arrêter la production d’armes et de forcer la Russie à arrêter l’invasion.

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