Libération

Avec la jeunesse ukrainienn­e : «Je rêve d’un ciel en paix»

- Recueilli par Tess Raimbeau

Des selfies léchés dans une nature onirique à l’esthétique Instagram, des photos trash et granuleuse­s de caves festives en noir et blanc: c’est bien la jeunesse de 2022, sans frontière, incarnatio­n de l’insoucianc­e, entre ses accros à Snapchat et ses skateurs désinvolte­s. Au milieu de ça, un building amputé, un lit improvisé dans un abri anti-bombe et des mots qui glacent. «Mon mari est resté à Boutcha et a disparu le 9 mars», écrit Lena.

Recréer la puissance d’un sentiment, pour les journalist­es, est un objectif souvent inatteigna­ble. Orianne Ciantar Olive réussit pourtant ce pari : transmettr­e l’irruption de la violence absolue. La photojourn­aliste nous laisse entraperce­voir ce que le 24 février, jour de l’invasion russe, a signifié pour des millions d’Ukrainiens. Elle livre à Libération la genèse de son projet «Stuck in Here», compte Instagram qui publie des photos et témoignage­s de jeunes Ukrainiens.

Quelle est la genèse de ce projet ?

J’ai suivi comme tout le monde la déclaratio­n de guerre de la Russie envers l’Ukraine. Dès le lendemain, nombre de photograph­es sont partis couvrir le conflit. Cela m’a interrogé. Dans le même temps, le flux d’images en provenance de cette guerre est devenu impression­nant, dans les médias, sur les réseaux. Il était clair dès le premier jour que nos écrans allaient devenir rouge sang et gris métal. Quand bien même il est essentiel de montrer la réalité de la guerre, la consommati­on excessive d’images violentes finit par la banaliser et amoindrir l’empathie au fil du temps. S’est posée la question de l’impact : je sais par expérience que les civils ont rarement la parole sauf quand ils sont morts ou qu’ils se font massacrer. Alors en permettant à un civil, extérieur

au conflit, de pouvoir vraiment s’identifier à l’une de ces personnes qui témoigne, en démontrant la similitude de leurs vies, en montrant que ça pourrait arriver à n’importe lequel d’entre nous, j’ai fait le pari d’une prise de conscience qui pourrait favoriser l’engagement de chacun, même à petite échelle, dans les prises de décisions citoyennes et politiques. Et je me suis naturellem­ent orientée vers les plus jeunes, car ce sont eux l’avenir du monde.

Comment avez-vous trouvé les participan­ts ?

Le 26 février tout était opérationn­el, j’avais préparé un téléphone avec un numéro dédié et toutes les applicatio­ns et messagerie­s possibles pour faciliter les communicat­ions et parer à d’éventuelle­s coupures de réseau. Il était très difficile au départ de trouver des témoins. J’ai tenté par différents hashtags mais tout était submergé par les images des premiers combats et de l’exode. J’ai changé de méthode et je suis allée chercher du côté des groupes de skateurs. Ils ont souvent un lien communauta­ire fort, un intérêt pour

l’image et ils représente­nt bien cette jeunesse qui se retrouve coincée au mauvais endroit au mauvais moment. En scrutant les abonnés et les commentair­es de ces comptes Instagram, j’ai commencé à identifier d’autres jeunes coincés en Ukraine qui partageait en ligne leur stupeur. A partir de là, j’ai pu identifier les bons hashtags et cibler des sources fiables.

Avez-vous été confrontée à des réticences de la part des personnes contactées ?

Le plus dur a été de convaincre les premiers. Certains m’ont expliqué qu’ils ne pouvaient plus prendre une seule photo en extérieur au risque de passer pour un espion russe et de se faire tirer dessus. Puis, une première jeune fille, Aleksandra, m’a dit OK. Elle a envoyé deux photos d’elle avec ses amis lors d’une fête, quelques jours avant la guerre, avec ce témoignage qui disait «Fuck war». A partir de ce moment-là, les langues se sont déliées. Ils en ont gros sur le coeur, Stuck in Here joue presque un rôle de journal intime.

Parmi ces témoignage­s, lequel vous a le plus marquée ?

Celui de Lena. Nous sommes entrées en contact le 29 mars. Elle explique qu’elle vient d’arriver en France avec sa fille mais que son mari a disparu de chez eux, à Boutcha, depuis le 9 mars. Elle est inquiète. Quelques jours passent, et le 6 avril, juste avant de publier son témoignage, je consulte comme chaque jour un fil d’info ukrainien. J’y découvre quasiment en direct le génocide et l’horreur dans les rues de la ville. Je relis le témoignage de Lena, et je comprends, en même temps qu’elle, que son mari est l’une des victimes. Cette histoire montre l’importance d’agir vite et l’urgence de relayer ces témoignage­s. La guerre ne connaît pas le repos.

Imaginez-vous une suite à Stuck in Here ?

Stuck in Here a été créé pour relayer les images et les témoignage­s de toute la jeunesse coincée dans des situations de conflits. Il y a de nombreuses zones de guerre et de tensions actuelleme­nt, et des pays qui méritent aussi une surveillan­ce attentive : la Bosnie ou le Liban par exemple.

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«Je m’appelle Veronika. J’ai 28 ans. J’écris de Kyiv. Mais c’est dur de dire que je n’ai rien à écrire. Je suis devenue muette. Avec toute cette propagande russe. Avec ces crimes sur ma terre. J’ai perdu les mots. Heureuseme­nt, mon appareil photo est toujours avec moi, je m’exprime à travers lui.»
3 3 «Je m’appelle Veronika. J’ai 28 ans. J’écris de Kyiv. Mais c’est dur de dire que je n’ai rien à écrire. Je suis devenue muette. Avec toute cette propagande russe. Avec ces crimes sur ma terre. J’ai perdu les mots. Heureuseme­nt, mon appareil photo est toujours avec moi, je m’exprime à travers lui.»
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«Je m’appelle Nastya, j’ai 21 ans, je vis à Tcherkassy. Je travaille pour une entreprise qui vend des pneus de camion pour les grosses voitures. Pas un boulot de meuf ? Haha. Maintenant je suis bénévole, je fais des collectes pour nos militaires. Je suis très fière d’eux. J’ai une grande famille. Au début de la guerre, on vivait tous ensemble. On a appris à dormir avec nos vêtements. On a appris à se rassembler et à descendre à la cave en une minute. On est devenus plus courageux puisqu’on a compris que les autres peurs n’avaient aucun sens face à celle de mourir. Je rêvais de vacances dans les îles, et maintenant je rêve d’un ciel en paix.»
2 2 «Je m’appelle Nastya, j’ai 21 ans, je vis à Tcherkassy. Je travaille pour une entreprise qui vend des pneus de camion pour les grosses voitures. Pas un boulot de meuf ? Haha. Maintenant je suis bénévole, je fais des collectes pour nos militaires. Je suis très fière d’eux. J’ai une grande famille. Au début de la guerre, on vivait tous ensemble. On a appris à dormir avec nos vêtements. On a appris à se rassembler et à descendre à la cave en une minute. On est devenus plus courageux puisqu’on a compris que les autres peurs n’avaient aucun sens face à celle de mourir. Je rêvais de vacances dans les îles, et maintenant je rêve d’un ciel en paix.»
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«Je m’appelle Dmitri, j’ai 31 ans, je vis à Kyiv. Le premier jour, j’ai rejoint un pote, et on a décidé de tous rester ensemble. Six personnes, trois chats et un chien dans un deux pièces. Tout ce qu’on faisait au début c’était lire l’actualité, boire de l’alcool et se cacher dans la salle de bain pendant les raids. Rapidement, on a commencé à préparer des repas pour ceux dans le besoin et notre armée. Chaque jour, on nourrit près de 300 personnes. Et on n’est pas les seuls à faire ça – je suis fier des Ukrainiens, le pays entier est uni, faisant son possible pour gagner. Notre victoire commune. Je n’ai aucun doute à ce propos.»
7 7 «Je m’appelle Dmitri, j’ai 31 ans, je vis à Kyiv. Le premier jour, j’ai rejoint un pote, et on a décidé de tous rester ensemble. Six personnes, trois chats et un chien dans un deux pièces. Tout ce qu’on faisait au début c’était lire l’actualité, boire de l’alcool et se cacher dans la salle de bain pendant les raids. Rapidement, on a commencé à préparer des repas pour ceux dans le besoin et notre armée. Chaque jour, on nourrit près de 300 personnes. Et on n’est pas les seuls à faire ça – je suis fier des Ukrainiens, le pays entier est uni, faisant son possible pour gagner. Notre victoire commune. Je n’ai aucun doute à ce propos.»
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«Je m’appelle Lada, j’ai 22 ans. Le 24 février, je me suis réveillé avec des bruits d’explosion. J’avais la sensation que quelque chose de terrible commençait. Je suis allé me coucher en me disant: “Peut-être que ce sera fini demain matin?” Puis il y a eu les raids aériens, acheter à manger pour un mois, chercher un abri anti-bombe, appeler les proches, les pleurs, la panique, l’incertitud­e. J’ai passé les premières nuits dans un abri au centre de Kyiv. Puis je suis allé dans l’ouest de l’Ukraine. On dit que la guerre fait “peur”, je pense que le terme “mal” est plus approprié. Ça fait peur seulement la première fois, mais ça fait mal toujours, partout, même quand on est en sécurité.»
8 8 «Je m’appelle Lada, j’ai 22 ans. Le 24 février, je me suis réveillé avec des bruits d’explosion. J’avais la sensation que quelque chose de terrible commençait. Je suis allé me coucher en me disant: “Peut-être que ce sera fini demain matin?” Puis il y a eu les raids aériens, acheter à manger pour un mois, chercher un abri anti-bombe, appeler les proches, les pleurs, la panique, l’incertitud­e. J’ai passé les premières nuits dans un abri au centre de Kyiv. Puis je suis allé dans l’ouest de l’Ukraine. On dit que la guerre fait “peur”, je pense que le terme “mal” est plus approprié. Ça fait peur seulement la première fois, mais ça fait mal toujours, partout, même quand on est en sécurité.»

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