Ciné / Mocky, homme d’humains
La mini-rétrospective de neuf films, actuellement en salles, rappelle la profusion et la variété de l’oeuvre du cinéaste, allant du polar politique au fantastique. Son art, lunaire et singulier, demeurera marqué par la révolte et la satire sociale acerbe.
Une belle gueule frondeuse à la Delon, avec la morgue des faubourgs. Dans les années 50, Mocky a tout du jeune premier, un pied en France, un autre en Italie. Quelques apparitions chez Cocteau, Visconti, Antonioni et Francesco Maselli, mais rien de bien folichon. Une chance finalement: Mocky le franc-tireur serait-il seulement devenu cinéaste si on lui avait proposé des rôles à sa mesure ? Dans cette carrière d’acteur en demi-teinte, un film – la Tête contre les murs (1958) de Georges Franju – le distingue toutefois, et pour cause : c’est lui qui était à l’origine du projet. Hervé Bazin lui ayant gracieusement cédé les droits de son roman, il en avait signé l’adaptation et le scénario avec la ferme intention de le réaliser luimême. Mais effrayé par son inexpérience, le producteur préféra confier les rênes à un cinéaste plus aguerri, et à lui le rôle principal de François Gérane, jeune rebelle que son père fait interner dans un asile psychiatrique. Le film en somme, par sa vision glaçante d’un système carcéral, reflétant les abus d’une société coercitive, canalisait déjà la révolte qui animera le cinéma de Jean-Pierre Mocky, et dont cette mini-rétrospective en salles – neuf films en versions restaurées – offre un aperçu contrasté.
Profusion. Difficile de faire tenir en quelques mots la profusion d’une oeuvre à la fois cohérente et éclatée, boulimique et vertigineuse – 70 longs-métrages, des dizaines de téléfilms. Disons que Mocky, c’est l’équilibre dans le déséquilibre, l’art de faire tenir ensemble ce qui, chez lui, ne s’oppose jamais, l’ancien et le moderne, films de genre et films d’auteur, comédies loufoques et polars tragiques, énergie libidinale et romantisme désespéré, finesse critique et épaisseur drolatique du trait, le trivial sans la vulgarité. Un cinéma hexagonal, populaire, puisant autant dans la commedia dell’arte et la bouffonnerie à l’italienne que dans les séries B américaines, dont Mocky s’inspirera du modèle économique fauché, tournant de plus en plus, et de plus en plus vite, avec une liberté de ton absolument souveraine.
Son premier film en tant que cinéaste, Mocky le réalise à la périphérie de la Nouvelle Vague (sujet modeste, tournage en extérieur), mais en électron libre. Sorti la même année que les Quatre Cents Coups de Truffaut et les Cousins de Chabrol, les Dragueurs (1959) déplie la longue virée nocturne de deux jeunes Parisiens en quête de filles. Mélancolie d’un libertinage sans joie pour l’un, frustration sexuelle maquillée en demande d’amour pour l’autre, solitude pathétique pour les deux : la chair est triste et le désir paradoxalement absent. Mocky affûte le trait sur ces dragueurs au regard vide, dans un mélange de noirceur et d’étrangeté – la comédie à l’italienne n’est pas très loin, la Dolce Vita de Fellini qui sortira l’année suivante, non plus.
La trajectoire de Mocky va bifurquer avec le succès phénoménal de son quatrième film, Un drôle de paroissien (1963), comédie barrée gentiment anticléricale avec un Bourvil irrésistible en aristocrate oisif et désargenté, devenu pilleur de troncs d’église, bientôt pris en chasse par des cohortes de flics imbéciles déguisés en bonnes soeurs. Mocky dès lors puisera dans le vivier des grands comiques hexagonaux mais pour les emmener ailleurs, dans un registre lunaire et singulier. Avec ses courses-poursuites, il renoue avec le burlesque des premiers muets, les gags virtuoses des cartoons américains et le rire corrosif des Marx Brothers. La farce devient le moteur d’une satire sociale acerbe dont il parsèmera tous les genres qu’il abordera : comédies, mais aussi polars politiques (Solo, 1969), thrillers paranoïaques (Agent trouble, 1987), drame «chabrolien» (le Témoin, 1978), insolite (la Cité de l’indicible peur, 1964) ou fantastique pur (Litan : la Cité des spectres verts, 1982).
Traqué. Mocky surtout s’affranchit de tout naturalisme. Son maniérisme se logeant dans cet art canaille de forcer le trait jusqu’à la caricature, d’affubler ses personnages de tics et autres bizarreries, pour laisser voir la couture, de multiplier les situations improbables, saugrenues, outrancières, et de représenter la part maudite d’une humanité grotesque, débile et veule, dès lors qu’elle se regroupe en meute. Pour Mocky l’individualiste, ce n’est pas la nature humaine qui est mauvaise, c’est le groupe, la société manipulatrice, injuste, la foule aveugle, l’effet d’entraînement. Les supporteurs de foot d’A mort l’arbitre (1984) et leur chasse à l’homme nocturne dans les blockhaus des villes nouvelles ressemblent moins à des hommes qu’à la horde de zombies voraces peuplant les films de Romero. Dans son cinéma, comme dans celui de Don Siegel qu’il admirait tant, plane toujours sur l’humanité la menace de sa déshumanisation, la perte de ce qui en fait l’essence, sous l’effet d’une énergie négative, une force haineuse, abrutissante, mortifère.
Le héros mockien est un être traqué, toujours en fuite. L’après 68, dont il aura été sans doute l’un des meilleurs radiographes, lui inspire des polars politiques d’une sécheresse étonnante, dans lesquels il reprend du service devant la caméra en solitaire désabusé, notamment dans Solo, inspiré des hard-boiled américains, et dont le désenchantement et la thématique du terrorisme d’extrême gauche font aussi écho au poliziottesco, genre alors en vogue dans l’Italie des années de plomb. Mocky, le dernier des indépendants, aura inventé un cinéma populaire unique en son genre : le sien.
La Tête contre les murs, les Dragueurs, Un drôle de paroissien, la Cité de l’indicible peur, Solo, le Témoin, Litan : la Cité des spectres verts, À Mort l’arbitre, Agent trouble, en salles en versions restaurées.