Libération textuelle
Dans leurs chansons, de nombreuses femmes n’hésitent plus à évoquer leur sexe. La fin d’un tabou qui accompagne le combat féministe des jeunes générations.
On peut l’appeler «friandise», «gardon», «chemise» ou «bonbon». Autant de mots différents utilisés dans la même chanson de Colette Renard, les Nuits d’une demoiselle, pour en désigner un unique: le sexe des femmes. Lorsqu’elle est sortie en 1963, cette ode à l’orgasme féminin fit scandale. Le sujet était bien trop sensible pour l’époque. Cette comptine libertine, imaginée au cours d’un dîner en compagnie de l’écrivain Guy Breton, n’avait pas pour vocation d’être partagée, elle devait rester de l’ordre de l’intime. «C’était juste pour rigoler», se souvenait sa défunte créatrice dans les colonnes de Je Chante Magazine. Bien sûr, les choses ne se sont pas déroulées ainsi et cet hommage au vagin est resté comme une référence en matière d’inspirations sexuelles en musique. Presque soixante ans plus tard, les chanteuses se sont heureusement libérées, comme ces garçons qui évoquent leur pénis à tout bout de champ (son).
Textes sans artifice
Après des années de silence, en France, cette tendance s’est doucement répandue au gré des décennies. Par bribes, certaines interprètes ont rompu le tabou, en distillant des textes sans artifice, articulés autour de leur sexe. Parmi ces actes isolés, il y en a eu des plus érotiques, à la façon de Je t’aime… moi non plus du duo Birkin-Gainsbourg en 1969 («Tu es la vague, moi l’île nue /Tu vas et tu viens entre mes reins»), des plus phalliques, comme la Taille du bambou des Rita Mitsouko en 1996 («Le flux monte au confluent des cuisses/Et ça glisse/Et c’est agréable, émouvant, hypnotisant»), des plus potaches, à l’image du B-B baise-moi d’Anaïs Croze en 2005 («Si j’étais une chatte, je ronronnerais /Si j’étais une natte, je me déferais /Si j’étais une latte, je craquerais… /Oh B-B baise-moi»), des plus imagés, Delta de Brigitte Fontaine en2013 («J’ai un joli delta /Une échine de chat /Mon sexe imberbe et doux /Fait tilter les matous»), ou bien des plus brûlants, tel le Cheval de feu de Jeanne Cherhal en 2014 («Viens fouiller le buisson joli /Viens lustrer les galets polis /Viens goûter la figue à la crème»). Malgré cela, le sujet est resté boudé par la majorité des chanteuses, jusqu’à un récent point de bascule.
Dans le sillage des mouvements féministes émancipateurs et d’une libération plus générale de la parole arrivée fin2017, les langues des chanteuses se sont déliées en harmonie. Selon la poétesse Lola Levent, ce changement est aussi relatif à la médiatisation d’une nouvelle génération: «L’histoire nous raconte que dans le déroulé des évolutions et des sujets féministes depuis quelques années, la question de la sexualité est au premier rang. A fortiori, on sait que ça fait partie, non pas des dernières batailles, mais de celles de notre génération.» Les artistes dont parle Lola Levent, qui est aussi manager des chanteuses Joanna et Lazuli, sont nées à cheval entre la fin des années 90 et le début 2000. Elles incarnent la génération postmagazines de mode, post-retouches Photoshop. En rupture de certaines conventions établies, ces jeunes adultes gonflent leurs voiles d’un vent nouveau et souhaitent se réapproprier leur corps, à travers un langage et des images qui leur sont propres.
La scène comme espace de pouvoir
Plus qu’une révolution sémantique et esthétique, ces artistes, en chantant leur sexe, portent en elles toute une dimension politique, donc philosophique. Selon la DJ Paloma Colombe, qui revendique d’inclure dans ses sets des «morceaux explicites, comme des provocations», ce travail n’est pas une mince affaire. Lorsqu’elle s’applique à le faire, elle souligne une notion essentielle qu’elle exprime avec une rhétorique marxiste : «Je vois la chose de façon plus globale : les femmes se réapproprient beaucoup de sujets, l’argent ou le sexe. La scène est un espace de pouvoir, les chansons le sont aussi. On fait ce qu’on veut dans les chansons. La musique est un moyen et un domaine parfait pour être en lutte.» Les compositions de la chanteuse anglophone Sam Quealy, qui accompagne actuellement le groupe La Femme sur les routes de France, retentissent en écho à cette pensée. Pour cette Australienne, qui habite maintenant Paris, «les femmes sont désormais plus à l’aise à l’idée de parler de sexualité dans la musique et dans toutes les autres formes d’art». Dans son prochain EP, Nightshade, à paraître le 20 mai, elle signe la chanson Big Cat, qui a tout
«On fait ce qu’on veut dans les chansons. La musique est un moyen parfait pour être en lutte.» Paloma Colombe DJ
du parfait manifeste d’empowerment féminin, dans le fond et la forme.
On peut ainsi l’entendre miauler : «Wanna taste my cat-titude», un jeu de mots équivoque entre «attitude» et «chat» («chat-titude»). «J’avais envie de composer une chanson qui considère vraiment la femme comme celle qui décide, explique-telle. La femme sait exactement ce qu’elle veut, comment et quand. Pour moi, la figure féline est l’une des créatures les plus puissantes, sexy, et indépendantes qui soit. Les chats mènent leur vie comme ils l’entendent.» En martelant ce message à intervalles réguliers pendant les trois minutes trente du morceau, Sam Quealy désire «célébrer la sexualité des femmes et leur pouvoir». Avec ce mantra, la chanteuse défend une liberté pure et simple, voire «absolue». En reprenant le «contrôle», Sam Quealy avoue «passer outre certaines mauvaises idées», notamment celle d’être «sexualisée». Si pour Lola Levent, cette démarche fait sens, elle émet tout de même une réserve : «Le seul petit bémol, c’est vraiment la notion de femmes comme étant propres au sexe dans un monde où ce n’est pas ça qui définit ton genre. Ce qui me touche le plus, ce sont les textes où j’ai l’impression que chaque personne qui s’identifie comme femme peut se reconnaître.»
Grâce à son attachement aux verbes motivé par sa vocation, la poétesse comprend que le déploiement de cette imagerie visant à «s’empouvoirer» peut permettre un retournement de certains clichés dégradants. L’objectif étant de se les réapproprier afin de les transformer en quelque chose de positif.
Dans un autre registre que celui de Sam Quealy, ou par exemple, de la chanteuse et DJ Mara (dont le titre Foufoune a fait pas mal de bruit à sa publication en avril 2019), il y a celles qui adoptent des sémantiques moins crues. Joanna, l’auteure de Sérotonine, en 2021, aborde le sexe avec une verve plus aérienne, cryptée, dans un style comparable à celui de la chanteuse Bonnie Banane.
Grandes peurs pour les hommes
Selon Lola Levent : «Joanna est une chanteuse qui a une plume très métaphorique. Tout le monde n’écrit pas de cette façon-là. C’est vraiment propre à l’intention artistique de chacune, dans chaque morceau, de définir un périmètre d’identifications pour les auditeurs, ou pas, surtout dans les musiques plus rap qui sont, disons… naturalistes parfois !» Aujourd’hui, la multiplication des incursions, quelles que soient leurs formes, du sexe féminin dans l’espace culturel semble avoir des répercussions. Pour la DJ Paloma Colombe, «la symbolique même est en train de changer». Si à l’origine, le sexe féminin est une «source de grandes peurs pour les hommes, sa représentation symbolique évolue, et les femmes se réapproprient sa complexité et sa beauté.»
Selon Lola Levent, qu’importe le niveau de métaphore ou de pudeur, tant que les différentes appréciations englobant ce sujet sont «visibles» et «qu’une artiste avec une force poétique comme celle de Mara ou de Joanna peuvent rencontrer le public». Finalement, toujours selon ses dires, tout doit tourner autour du triptyque «variété, inclusivité et multiplicité». En mentionnant ce troisième volet, Lola Levent conclut en affirmant qu’aujourd’hui, il est essentiel que ces artistes jouissent du plus de «représentativité possible». Ce qui peine encore à se réaliser.
D’ailleurs, si l’on en croit une étude de mars 2021 menée par des chercheurs affiliés aux universités d’Utrecht (Pays-Bas) et Pompeu Fabra à Barcelone, et publiée sur le site de l’Association for Computing Machinery, les plateformes musicales tendent à favoriser les artistes masculins au détriment des artistes féminines ou queers, en matière de recommandations musicales. Réalisée durant neuf ans, à partir des habitudes d’un panel de 330000 utilisateurs, l’étude démontre qu’il faut en moyenne attendre sept ou huit titres avant de se voir recommander d’écouter une chanson interprétée par une femme.