Giuliano da Empoli La mécanique Poutine Robert Littell
Deux romans, écrits avant l’invasion en Ukraine, éclairent le parcours du leader russe. L’un s’inspire de l’histoire de son propagandiste Vladislav Surkov. L’autre plonge dans les mafieuses années 90.
La guerre en Ukraine aurait pu assécher notre envie de lire sur la Russie, elle a au contraire renforcé notre besoin de comprendre la mécanique mentale de celui qui, vu d’ici, semble avoir perdu tout sens commun. Vladimir Poutine, qui célébrera lundi en grande pompe le jour de la victoire sur l’Allemagne nazie, est-il né ainsi, solitaire, froid et assoiffé de pouvoir ou est-il le seul produit d’un système soviétique puis russe qui fait et défait les destinées, inculquant aux hommes dès l’enfance ce sentiment de forteresse assiégée et, partant, le goût de la bataille ? Deux romans tombent à point nommé ce printemps pour nous éclairer sur la tragédie en cours à l’Est. Ils sont d’autant plus intéressants qu’ils ont été écrits bien avant l’invasion de l’Ukraine et par des hommes qui connaissent parfaitement la Russie mais n’en sont pas originaires. Avec le Mage du Kremlin (Gallimard), Giuliano da Empoli nous fait le récit sidérant du système mental et de la logique guerrière de Vladimir Poutine. Il raconte en quelque sorte tout ce qui a mené à l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Un récit d’une grande force littéraire et historique qu’il faut impérativement lire si l’on veut comprendre ce qui, d’ici, paraît incompréhensible. Italien né à Paris, grandi entre Bruxelles, Rome et la capitale française, Giuliano da Empoli a été conseiller politique de Matteo Renzi quand celui-ci était maire de Florence puis Premier ministre à Rome, il a donc à ce titre une parfaite connaissance des moyens d’accéder au pouvoir et à ses rouages. Ses précédents essais étaient d’ailleurs pour beaucoup consacrés à des hommes ou des appareils politiques puissants: de l’élection de Barack Obama à l’émergence du mouvement italien 5 Etoiles en passant par une biographie de Matteo Renzi, le Florentin (Grasset, 2016), et une photographie des dirigeants populistes, les Ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019). Il dirige aujourd’hui un think tank basé à Milan et continue à enseigner à Sciences Po Paris. Le Mage du Kremlin est largement inspiré de Vladislav Surkov qui, pendant plus de vingt ans, a oeuvré à l’édification de la propagande poutinienne.
L’Américain Robert Littell, lui, s’est fait ces dernières années une spécialité de l’Union soviétique et de la Russie après avoir écrit nombre de romans d’espionnage d’exception concernant les Etats-Unis (la Compagnie, Légendes…). Cette semaine, il publie la Peste sur vos deux familles (Flammarion), une sorte de Roméo et Juliette sur fond de dissolution de l’URSS au moment où Boris Eltsine accède au pouvoir, en 1991. Les guerres de ces clans mafieux qui se sont alors développés sur les ruines fumantes du système soviétique, et qui perdurent aujourd’hui, sont au coeur d’un récit qui se lit comme un polar. Littell est fasciné par les hommes forts du pays et on espère vivement le voir un jour écrire sur Poutine : son avant-dernier roman, Koba (Flammarion, 2019), nous plongeait en effet dans le cerveau de Staline, un autre grand paranoïaque.
«le Mage du Kremlin» : phénomènes de cour «intemporels»
Giuliano da Empoli n’imaginait pas que son roman viendrait répondre à tant de questions posées par l’invasion russe de l’Ukraine. «C’est un peu embarrassant de sembler profiter de la situation, dit-il, je n’avais pas prévu de faire un livre qui serait au coeur de l’actualité brûlante.» Son personnage principal, celui que tous appellent «le Mage du Kremlin», se nomme Vadim Baranov. Metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité, il est devenu l’éminence grise de Vladimir Poutine que son esprit agile et brillant fascine et rassure. Après des années à observer et conseiller l’homme fort de la Russie, Baranov a fini par démissionner et disparaître, devenant une légende. Le narrateur, un universitaire décidé à lancer des recherches sur ce mythe, le retrouve un jour et parvient à le faire parler. L’homme de l’ombre s’est retiré dans une maison à la Tchekhov cachée dans une forêt de bouleaux des environs de Moscou. Il en a assez vu, les jeux et la comédie du pouvoir ne l’amusent plus. Mais il accepte de raconter à cet inconnu, dont la culture littéraire l’intrigue, comment Vladimir Poutine, d’obscur agent du KGB est devenu ce personnage tout-puissant que personne n’ose contredire et qui s’est juré de restaurer l’aura de la grande Russie.
Baranov est directement inspiré d’un personnage réel, Vladislav Surkov, surnommé le Raspoutine du Kremlin, qui conseilla pendant de nombreuses années Vladimir Poutine avant d’être déchu de ses fonctions et assigné à résidence à Moscou. «La Russie me fascine, nous a expliqué Giuliano da Empoli, j’y vais souvent. J’avais envie d’écrire un livre sur l’expérience du pouvoir. J’ai pu rencontrer des conseillers de Poutine et parler avec certains d’entre eux. C’est ce qui m’a donné envie d’entrer dans le cerveau de Surkov. J’ai préparé ce roman comme si c’était un essai, en me documentant énormément sur sa vie privée et professionnelle. Tous les faits sont réels mais les personnages sont imaginés à partir de toutes ces expériences, et aussi de la mienne auprès de Renzi. Au fond, les logiques de pouvoir sont assez semblables partout. Les phénomènes de cour autour du roi ou du président ou du tsar sont intemporels.»
Cette période de transition incroyable durant laquelle les Soviétiques sont redevenus des Russes, au tout début des années 90, est formidablement racontée. «L’imprévu a toujours été une des grandes qualités de la vie russe, mais à cette époque elle atteignit son paroxysme, écrit Giuliano da Empoli. Imaginez tous ces hommes, toutes ces femmes, jeunes, pleins de vie, souvent brillants, parfois géniaux, qui pensaient être condamnés à une vie de grisaille et qui maintenant, à l’improviste, voyaient s’ouvrir devant eux les chemins du monde. Ils pouvaient devenir ce qu’ils voulaient, faire de l’argent, traverser la planète, coucher avec des mannequins. Toutes choses dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence seulement quelques années plus tôt. Il y avait de quoi perdre la tête. D’ailleurs, beaucoup la perdirent, littéralement.» Baranov/ Surkov l’explique bien au narrateur
et, pour qui a connu l’Union Soviétique, c’est impressionnant de réalisme : «Un jour j’étais assis autour d’une table de cuisine, à disserter sur Maïakovski en buvant du thé brûlant dans une atmosphère imprégnée de cigarettes sans filtre, et le lendemain je sirotais des cappuccinos dans un open space conçu par des architectes néerlandais, compilant des présentations PowerPoint et me réjouissant de mes futures vacances à Marrakech.»
Mais le plus extraordinaire, c’est la description de la mécanique Poutine et comment elle s’est mise en marche, rythmant le développement de la Russie au gré des vengeances et des batailles ourdies par le Tsar. Giuliano da Empoli raconte ainsi ce jour fondateur de 1999 quand une série d’attentats contre des immeubles d’habitation de Moscou et de ses environs, attribués aux Tchétchènes (mais le doute subsiste), donnent l’occasion à Vladimir Poutine, obscur Premier ministre d’un Boris Eltsine crépusculaire, de devenir l’homme fort que les Russes attendaient. Interrogé par un journaliste, «le fonctionnaire ascétique s’était soudainement transformé en archange de la mort: […] “Nous frapperons les terroristes où qu’ils se cachent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, excusez mon langage, nous irons les tuer jusque dans les cabinets”», écrit Empoli. «Dis ainsi, cela peut sembler banal et certes un peu vulgaire, mais vous n’avez pas idée de l’impact que cette phrase a produit sur le public. C’était la voix du commandement et du contrôle. Depuis longtemps les Russes ne l’entendaient plus, mais ils l’ont tout de suite reconnue, parce que c’était celle à laquelle étaient habitués leurs pères et leurs grands-pères. Un immense soupir de soulagement a balayé les avenues de Moscou et ses banlieues tremblantes, les forêts et les plaines infinies de la Sibérie. Au sommet, il y avait à nouveau quelqu’un capable de garantir l’ordre. Ce jour-là, Poutine est devenu tsar à part entière.»
La mécanique ne s’arrêtera plus, jusqu’à la guerre en Ukraine. «C’est une logique inexorable qui arrive à son paroxysme, ajoute Giuliano da Empoli. Cette violence était là depuis le début, quand Poutine est sorti de l’ombre.»
«La Peste sur vos deux familles» : Shakespeare chez les truands
Roman Timourovitch est le fils du légendaire chef de gang Timour le Boiteux. Après quelques mois d’études à Londres, il est de retour à Moscou en cette année 1991 où le crime n’a jamais autant prospéré dans une société désorganisée par l’effondrement de l’Union soviétique. Il sait qu’il va devoir lui-même mettre la main à la pâte car il est le fils unique du chef d’un des clans mafieux les plus puissants de la capitale. Son père, Timour, a le caractère forgé par de nombreuses années d’enfermement dans la colonie pénitentiaire de Perm, dans l’Oural, où il est devenu le pakhan, c’est-à-dire le parrain de trente-huit vory v zakone ossètes, des «truands professionnels qui se targuent d’obéir à un code d’honneur très strict». Les membres de sa garde rapprochée, tous d’origine ossète, se font appeler Raspoutine, le Pou et Travers de porc. Yulia, elle, est la fille d’un des plus grands concurrents mafieux de Timour, Nahum Caplan, «qui a établi sa réputation parmi les différents vory en s’assurant le monopole des importations d’ordinateurs en Russie suite à la mort inexpliquée de ses divers concurrents». Juif, il se targue de «faire très attention à ne tuer personne le jour du shabbat». Il est secondé par Tzuf, le cousin de Yulia avec qui celle-ci a grandi et a appris la différence entre les filles et les garçons. Roman et Yulia vont bien sûr tomber fous amoureux, sinon l’histoire serait trop simple. Amour compliqué
par une flambée de violence entre les gangs provoquée par un homme, Ossip Axelrod. Cette étoile montante dans le monde de l’espionnage, qui vient d’être nommé directeur du Sixième Bureau consacré à la lutte contre le crime organisé, a une stratégie très simple pour lutter contre tous ces groupes mafieux: les pousser à s’entretuer. On sent dans ce roman toute la fascination que Robert Littell éprouve pour ces années folles en Russie, peu après l’effondrement de l’ordre ancien (l’URSS) et juste avant l’avènement de l’ordre nouveau (la Fédération de Russie), qui a créé un vide abyssal, sans loi ni système judiciaire, dans lequel les mafias se sont épanouies. Témoin, ce dialogue savoureux entre une journaliste allemande du Berliner Zeitung et Ossip Axelrod : «— L’Etat post-soviétique a-t-il les moyens de combattre le crime organisé ? — Nous nous sommes cassé les dents au cours des soixante-dix dernières années en essayant de combattre le crime désorganisé qui se développait dans la moindre usine, la moindre ferme collective, le moindre magasin d’Etat. Et qui avait fini par engendrer une économie parallèle. […] Avec l’effondrement de l’URSS, l’économie du pays tout entière s’est retrouvée à la disposition de ceux qui voulaient s’en emparer. Et la seule loi qui régisse ce genre d’entreprise, c’est la loi de la jungle.» Ou cet autre entre Timour et son fils Roman : «L’erreur que tu commets […], c’est de croire que le passé est passé. Le futur Etat que tu évoques n’achèvera jamais l’entreprise de Gorbatchev, si l’on peut qualifier ainsi la gaffe monumentale qu’il a commise. Je ne fais pas allusion à cette lamentable perestroïka qui a mis l’Union soviétique à genoux après soixantedix années d’existence mais à celle qu’il a faite en 1989 en autorisant le démantèlement du mur de Berlin et en ouvrant du même coup la porte à la réunification de l’Allemagne. […] Mon Dieu, l’Allemagne réunifiée au coeur de l’Europe va être l’équivalent d’un de ces trous noirs dont des esprits plus savants que moi soupçonnent l’existence dans l’immensité de l’univers.»
A travers les lignes et les dialogues, on comprend toute la hargne et le ressentiment qui ont saisi nombre de Russes après l’implosion de l’URSS. Et ce sentiment d’humiliation face à des Occidentaux se réjouissant de ce vent de liberté soufflant enfin sur l’Europe de l’Est qui a conduit un homme comme Poutine à fomenter sa vengeance sur les démocraties de l’Ouest. On ne peut toutefois réduire le roman de Littell à de la politique, il englobe bien plus que cela et d’abord de l’amour, et beaucoup d’humour.