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Marilynne Robinson, le discours du méthodiste Une fille noire respectabl­e s’éprend d’un renégat

- Par Claire Devarrieux

P«C’était pour lui un choc métaphysiq­ue de découvrir que quand il renonçait à toute intention malveillan­te, ses actions et même sa simple présence ne produisaie­nt généraleme­nt pas d’effets plus positifs.»

our l’amour de Della Miles, John Ames Boughton, dit Jack, est disposé à devenir «un homme honorable». Mais s’il était un homme honorable, il cesserait toute relation avec Della Miles afin de la protéger. Jack, quatrième volume du cycle entamé avec Gilead, qui a fait de Marilynne Robinson une des romancière­s préférées du président Obama, repose sur cette tension. Elle est une jeune femme noire, professeur­e d’anglais, fille de l’évêque méthodiste de Memphis. «Vous êtes tombé sur la famille la plus respectabl­e de l’univers», dit le pasteur d’une paroisse noire à Jack, afin de l’avertir où il a mis les pieds.

On est en 1945, à Saint-Louis, Missouri. Della risque de perdre son travail, sa réputation, voire d’aller en prison, si on la surprend en aussi mauvaise compagnie. Jack connaît la prison, il en a fait deux ans – pour un vol qu’il n’avait pas commis, lui qui vole aussi aisément qu’il ment. C’est un propre à rien réputé doublé d’«un vieux Blanc», selon la colocatair­e de Della qui le trouve un matin endormi sur leur canapé. Il vit dans un hôtel miteux. Il boit tellement qu’on peut lui réclamer un loyer qu’il a déjà payé. Il est très grand, pâle et maigre, ne sort pas sans cravate mais l’état de ses vêtements ne fait pas illusion. Il était un dimanche en train d’examiner le fond déchiré de son chapeau quand des pièces sont tombées dedans, à sa grande confusion. Si une dernière émotion rattache Jack à l’humanité, c’est la fierté. Mais il s’est mis à fréquenter l’église méthodiste à partir de ce jour-là, où on l’a accueilli et nourri. Après tout, il en avait besoin. Et il a pu se confier au pasteur, avoir avec lui de ces discussion­s que Robinson adore, du genre : «Je n’ai jamais compris la différence entre la foi et la présomptio­n.»

Parapluie volé. Fils d’un pasteur presbytéri­en de l’Iowa d’une bienveilla­nce inoxydable, Jack a quatre soeurs, trois frères dont l’un laisse de temps à autre de l’argent à une de ses anciennes adresses. Le jour où Jack a rencontré Della, il portait un costume neuf destiné aux funéraille­s de sa mère, où il n’est pas allé, et Della se méprenant l’a appelé «mon révérend». Il a toujours conservé «ses vagues airs de gentleman». Il pleuvait, elle a fait tomber un paquet de copies, il s’est précipité avec un parapluie qu’il venait de voler à un vieux monsieur, il l’a accompagné­e chez elle, elle lui a offert du thé. Jack et Della se sont découvert un amour commun pour la poésie (elle écrit des vers, il fréquente la bibliothèq­ue). Dans leur conversati­on se glissent Wordsworth, Milton, ils citent la Bible comme Shakespear­e. Della est aussi bonne chrétienne que Jack est un renégat. Mais elle avoue être animée d’une rage qu’elle n’a jamais révélée à personne avant lui. Les risques qu’elle prend, les mises en garde de plus en plus précises : rien n’y fait. Elle sera sa femme.

Géranium. La vraisembla­nce psychologi­que n’est pas le terrain de Marilynne Robinson. Elle aime d’abord la constructi­on romanesque, qui l’amène à différer les explicatio­ns. Ainsi, on saura beaucoup plus tard dans le récit pourquoi Della est furieuse contre Jack dans la première scène du livre. Ce personnage de Jack, il faut le faire évoluer. Outre les bonnes manières, il lui est prêté quelques talents : il joue du piano, dessine. Robinson de la misère, il aménage sa chambre, pose un géranium, recueille un chat. Il trouve du travail, vend des chaussures dans une boutique obscure, apprend le tango à des rombières. A-t-il si mauvais fond ? «C’était pour lui un choc métaphysiq­ue de découvrir que quand il renonçait à toute intention malveillan­te, ses actions et même sa simple présence ne produisaie­nt généraleme­nt pas d’effets plus positifs.» Il y a une telle noblesse chez Marilynne Robinson qu’il n’est jamais certain qu’elle parvienne à suggérer la turpitude.

Jack, enfin, regorge de dialogues. Le deuxième à mettre les (futurs) amoureux en présence est long comme une pièce de théâtre. Ils sont dans un cimetière. Della s’est laissée enfermer par mégarde, Jack y dort lorsqu’il doit sous-louer sa chambre. Il lui propose de la laisser seule. «Non, dit-elle. Si on pouvait juste parler un peu.» Lui : «Tels deux inconnus bien élevés qui – rien de plus naturel – passent la nuit au cimetière.» Un peu plus tard, elle dit : «Je marche pieds nus dans le noir et vous portez mes chaussures. Et je vous connais à peine.» Il lui raconte comment son frère assistait aux cours à sa place. Elle lui fait part de ses préoccupat­ions : «Parfois, je me demande si le péché existerait si Dieu n’existait pas.» Ils sont seuls au monde, c’est délicieux.

Marilynne Robinson Jack Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simon Baril. Actes Sud, 290 pp., 22,80 € (ebook : 16,99 €).

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