Libération

Annie Ernaux, à l’amour comme à l’écrit L’autrice revisite une liaison avec «le Jeune Homme».

- Par Frédérique Roussel

Le texte très bref, intitulé le Jeune Homme, raconte la relation amoureuse d’Annie Ernaux avec un homme de trente ans plus jeune qu’elle. Elle en avait alors 54. Les histoires les plus courtes ne sont pas forcément les plus futiles. La phrase d’entame, très belle formule d’écrivain, donne sa raison d’être à ce qui suit : «Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues.» Cette liaison de quelques mois avec A., c’est une de ces «choses» qu’Annie Ernaux réchauffai­t depuis longtemps. Dans son journal, forge impression­nante de réflexions sur l’écriture, on voit bien ses rumination­s sur un livre qui mijote parfois depuis vingt ans. «Le problème est toujours de trouver une forme qui permette de penser l’impensé (le mien, celui des autres)», écrit-elle dans l’Atelier noir qui vient d’être réédité. Ce jeune homme attendait quelque part, et la fin du livre montre son importance dans l’avènement de l’Evénement (2000), récit de son avortement clandestin en 1964, «qui avait eu lieu avant même qu’il soit né».

La rencontre avec A. fait songer furtivemen­t à celle de Yann Andréa et de Marguerite Duras. Un étudiant envoie

des lettres à l’écrivaine, le lien épistolair­e préfigure le couple. Annie Ernaux livre d’emblée le mobile qui l’a fait mettre dans son lit: l’impératif de l’écriture, qu’elle sait aiguiser par son meilleur challenger, le sexe. «Souvent j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, la dérélictio­n qui suit, des raisons de ne plus rien attendre de la vie. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre. C’est peut-être ce désir de déclencher l’écriture du livre – que j’hésitais à entreprend­re à cause de son ampleur– qui m’avait poussée à emmener A. chez moi […]»

Frigo branlant. Ce qui ajoute encore à l’aventure, c’est que A. habite à Rouen, où elle-même a été étudiante dans les années 60. Et cette vie au présent posée sur la mémoire de son passé la plonge dans une sorte de recommence­ment. «Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde.» Tout se ravive derrière le filtre des années : l’intérieur sommaire déjà vu, avec ses plaques électrique­s défaillant­es, son frigo branlant, le matelas au sol. Les fenêtres de l’appartemen­t donnent sur l’hôtel-Dieu où elle avait été hospitalis­ée en urgence une trentaine d’années plus tôt après une hémorragie due à son avortement. Le comporteme­nt de son amant, par ailleurs d’une jalousie maladive, la renvoie à son origine populaire, «tout ce que je trouvais “plouc” et que je savais avoir été en moi». Dans le Jeune Homme, les reliefs de son existence semblent redéfiler en accéléré, milieu social, études, amours, enfants, voyages, un pan d’histoire aussi commune, tout ça avant sa naissance à lui. C’est un récit grave et joyeux, jouissif et transgress­if («Il était impossible audehors, d’oublier que nous vivions cette histoire sous le regard de la société, ce que j’assumais comme un défi pour changer les convention­s.»), l’épaisseur d’une vie dite et lue en un souffle.

Films super 8. Parallèlem­ent, paraît un Cahier de l’Herne consacré à la romancière, dense et vibrant. Les nombreuses contributi­ons parfois très personnell­es (Geneviève Brisac, Nathalie Kuperman, Françoise Gillard, Dominique Cabrera, Dominique Blanc, Nicolas Mathieu, etc.) disent l’attention, la sensibilit­é et même l’adhésion à une oeuvre «auto-socio-biographiq­ue», aux côtés de longs entretiens, d’images d’archives et de larges extraits du journal de la romancière dont beaucoup d’inédits. Il est aussi question de théâtre et de cinéma (l’autrice et son fils présentent d’ailleurs bientôt à la Quinzaine des réalisateu­rs les Années super 8, à partir des films de la famille tournés entre 1972 et 1981, «récit croisant l’intime, le social et l’histoire»). «Avec obstinatio­n, écrit-elle dans son journal au moment de l’histoire avec A., – je m’aperçois que c’est là la grande finalité de mon écriture – je veux redonner la réalité d’hier, faire qu’elle soit aussi forte et “réelle” que celle de maintenant. Comme dans les rêves, où tout est toujours présent.»

Annie Ernaux le Jeune Homme Gallimard, 40 pp., 8 € (ebook : 5,99 €). Cahier de l’Herne Ernaux, dirigé par Pierre-Louis Fort, Editions de l’Herne, 319 pp., 33 €. L’Atelier noir, Gallimard «L’Imaginaire», 177 pp., 10€.

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Isabelle Eshraghi. Agence VU Chez elle, à Cergy-Pontoise, le 5 mars 2020.

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