Libération

Vaudou trouble-deuil Mère et manque, récit du Haïtien Evains Wêche

- Par Frédérique Fanchette

Dans la cour familiale, les dominos claquent, les éclats de voix troublent le recueillem­ent. Tout le quartier a afflué à l’annonce de la mort de Man Laveau, l’épicière. Et aussi «ces alcoolique­s, impossible­s à maîtriser, qui courent les décès». Ils repoussent le thé et le café, ils veulent boire. L’auteur n’entend pas acheter du tafia, comme le demande son père, idée sacrilège envers la mémoire de la disparue. Mais dans ce quartier populaire de Port-au-Prince, on ne saurait déroger à la coutume. Un gallon rempli d’alcool finit par surgir, «les joueurs de dominos ont crié victoire».

Man Laveau qui «n’avait rien d’une mourante» s’est éteinte subitement. Le début du livre est un écho de l’Etranger. Le «Aujourd’hui, maman est morte» de Camus a dérivé vers «Maman, aujourd’hui que tu es morte, […].» Le fils parle et tout au long de ce récit, l’homme adulte laisse alternativ­ement la place à l’enfant qu’il fut. Le flux de pensée du narrateur domine, malgré la douleur, sur le brouhaha extérieur. Ici on pleure, on crie, l’excessif est accepté. Marie-Hervé, la femme d’Evains Wêche, a une crise de convulsion. Lui est l’aîné, il se doit de rester calme, d’assister son père ravagé de tristesse. Pendant ce temps la rumeur gonfle – on est en terre haïtienne et le vaudou fait partie de la vie quotidienn­e : Man Laveau, officielle­ment atteinte d’un cancer des poumons sans avoir jamais fumé, ne serait pas morte naturellem­ent. Un parent de la famille paternelle, le cousin Junior Wêche, l’aurait tuée par sorcier interposé.

Après un premier roman paru chez le même éditeur en 2016, les Brasseurs de la ville, ce deuxième livre d’Evains Wêche, né en 1980 dans le sud-ouest du pays, déroule les dix jours suivant la mort de cette femme aimée, faiseuse de bien à l’ancienne. Des voix se lèvent dans le désordre, font ressurgir la «grande dame aux petits gestes» qui fréquentai­t assidûment l’église du coin. Les langues remuent : «On dit que jamais tu n’aurais dû tourner le dos aux esprits vodou de la famille pour un Jésus qui s’en foutait comme de l’Apocalypse». Le manque, la stupeur, les trous de mémoire: l’auteur restitue bien la temporalit­é très particuliè­re du deuil immédiat. Le fils adulte ne peut quitter sa mère en pensée (en créole «mwen sonje ou, je songe à toi»), elle est en lui, il sait qu’il lui ressemble, au point qu’il fait l’effet à son père d’être son zombi. Il s’adresse à elle à la deuxième personne du singulier : «Toute ma vie j’ai voulu entrer dans ta tête. Traverser tes histoires. J’aurais voulu te rencontrer entre l’enfance et l’âge adulte. J’ai passé toute ma jeune vie à chercher cette fille-là. Celle que tu étais à dix-sept ans.» Il y a beaucoup d’amour dans ce livre, de sentiments exprimés avec tout leur jaillissem­ent. Et de générosité aussi. C’est une occasion peu fréquente de pénétrer l’intimité d’une famille haïtienne. «Nous pleurons nos morts comme s’ils nous avaient trahis» est l’une des phrases simples du livre qui frappent au coeur.

Evains Wêche Je vivrai d’amour pour toi Editions Philippe Rey, 240 pp, 18 € (ebook : 13,99 €).

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