Gabriela Cabezón Cámara, la martyre et la putain
C«J’ai traversé la frontière
de squatteuse à propriétaire, de victime
à dame respectable, je suis sortie d’où j’étais
et j’ai franchi le pas qui m’a mise de l’autre côté
pour toujours».
hez Gabriela Cabezón Cámara, née à Buenos Aires en 1968 et dont l’Ogre a déjà traduit Pleines de grâce et les Aventures de China Iron (qui reparaît en 10 /18), les victimes sont des victimes, mais pas que. En préface à l’édition française de deux brefs romans, Tu as vu le visage de Dieu et Romance de la Noire Blonde, elle raconte comment ces deux nouveaux textes sont nés d’histoires réelles, violentes et atroces. Tu as vu le visage de Dieu est devenu un roman violent, atroce et poétique, Romance de la Noire Blonde un roman violent, atroce et désinvolte, l’humour trouvant sa place dans chacun.
Le premier est un remake de la Belle au bois dormant où une femme est enlevée par un réseau de prostitution et contrainte d’exercer. Le rythme poétique du texte est presque incantatoire, comme si l’écriture avait une magie propre que la narration reprend à son compte. Ainsi que son titre l’indique, le roman est écrit à la deuxième personne du singulier : «seulement de rares moments de repos qui te servent à t’autorecroqueviller et à chanter tes prières comme des mantras, tu les as choisies pour une raison mais seul importe désormais le rythme que tu y mets, pareil à une berceuse chantée pour un bébé qui s’endormirait tout seul». Dieu n’apparaît pas d’emblée comme une figure aimable mais les choses peuvent changer d’étrange façon, «Dieu tu l’aimerais aujourd’hui avec le syndrome de Stockholm», et, surtout, il y a la vision de son visage qui est «radieux comme rien d’autre ne saurait l’être, comme la somme de toutes les bonnes choses de la vie». Car cette victime, qui fait durant les passes de son «absence un art», va être aimée et la description du visage de Dieu est un tour de force, une longue phrase faisant appel aux comparaisons les plus diverses, de «la justice juste» à «la fatigue après les cours de karaté» en passant par «la clôture que Tom Sawyer fait peindre par des amis». Elle n’est pas la seule femme du roman mais la vie sera meilleure «après avoir converti la cervelle de la fille en spray sur le mur». Toutes les façons de cesser d’être victime ne sont pas morales. C’est un monde où mieux vaut être moins sensible que «la gâchette de la Mini-Uzi de Dieu» qui l’est tellement.
Dans Romance de la Noire Blonde, la narratrice s’immolant par le feu y perd son visage mais y gagne la sainteté aux yeux de ceux à qui son acte médiatisé permet de ne pas être expulsés. Et elle récupérera le visage d’une amoureuse, chez qui il y a «quelque chose d’un petit bateau en papier avec lance-torpilles», lui léguant le sien dans l’ambiance artistique qui est celle du squat d’origine. Elle reconnaît la parenté phonétique entre «endeuillé» et «endetté» et évoque «la force d’une douleur nouvelle à laquelle les corps résistaient en libérant des larmes au débit intermittent, comme si les organes pensaient et qu’ils confondaient le deuil avec une inondation et cherchaient à la maîtriser avec des seaux d’eau». On comprend que les personnages, ou plutôt le roman lui-même a une logique propre que la logique ne connaît guère. L’amour entre la narratrice et celle dont elle héritera du visage «a défait nos limites personnelles, nous avons vécu en fusion autant qu’en bouillonnement». La sainte subversive n’est pas fixée dans cette identité, pas plus que dans d’autres, sexuelle, raciale ou sociale : «j’ai traversé la frontière de squatteuse à propriétaire, de victime à dame respectable, je suis sortie d’où j’étais et j’ai franchi le pas qui m’a mise de l’autre côté pour toujours». Ses «amis communards» aussi goûtent au pouvoir. «Depuis cette chute qui ne tombe pas, depuis cette suspension, j’écris. Et j’écris des choses comme ça.»
Le volume est précédé d’une préface et s’achève par des Notes sur le sacrifice où l’autrice semble parler en son nom propre, convoquant Primo Levi et Paul Celan, Tsahal, les fours crématoires et «ces pauvres Palestiniens». «Ce qui est propre au martyre, c’est de convertir le martyr en signe», écrit l’autrice en remarquant que chacun réclame le sien dans toute négociation où les camps se veulent «les propriétaires de morts exemplaires : “Les meilleurs morts sont les nôtres”, et il faudrait voir quelle est la rentabilité de ce sinistre capital.» C’est ce «sinistre capital» qu’elle décrit avec une délicatesse cachée sous la violence et l’atrocité. «Le plus messie d’entre tous serait-il le roi des vampires ?» •